Cela fait un siècle que les entreprises utilisent des machines pour gérer l’information. Comment le management a-t-il progressivement donné une place croissante à l’information ? Quels bouleversements le tsunami numérique apporte-t-il dans cette longue évolution ? Voilà les sujets qu’aborde le livre Des tabulatrices aux tablettes (éditions Cigref-Nuvis), sous la direction de Jean Rohmer.
Des tabulatrices aux tablettes reprend la substance de conférences tenues dans la cadre de l’Institut Fredrik R. Bull, think tank créé en 1977 et qui étudie les relations entre la société et les nouvelles technologies. Dialogue avec les auteurs.
Comment la prise de conscience que l’informatique pouvait être plus qu’un simple outil de gestion est-elle apparue ?
Les premières décennies de l’informatique ont été consacrées à l’automatisation des tâches existantes ; ensuite les entreprises et les administrations ont lancé des projets pour offrir de nouveaux produits et services. Le basculement a lieu en 1978 avec le rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société, qui montrait à la fois la maturité de l’informatique de gestion classique et l’avènement d’un monde connecté où la France sera un instant en pointe avec le minitel, en attendant internet.
Autant que les ruptures - de la mécanographie à l’informatique, de l’informatique à la télématique, de la télématique aux réseaux sociaux -, on doit souligner la continuité des objectifs poursuivis par les chefs d’entreprise et les dirigeants des services publics les plus clairvoyants.
Quelques exemples :
- en 1910, c’est l’organisation commerciale, on dirait aujourd’hui le marketing, que prend pour thème le « Premier congrès international du bureau moderne » ;
- en 1938, René Carmille, qui publie La mécanographie dans les administrations, est bien conscient des possibilités nouvelles de ces machines qu’il espérera, en 1941, mettre au service d’une mobilisation rapide au cas où le gouvernement de Vichy reprendrait l’initiative. Cela débouchera sur la création de l’Insee ;
- au début des années 1960, l’informatisation ambitieuse du groupe d’assurances Drouot va bien au-delà d’une automatisation de la gestion traditionnelle. Elle vise une décentralisation poussée, appuyée sur les télécommunications.
Pour autant, c’est seulement en 1987 que paraîtra en France L’Informatique stratégique de Charles Wiseman. De nos jours, l’informatique est avant tout un outil de compétitivité par l’innovation.
L’industrie s’est constituée autour de ses produits, quelle place la gouvernance de l’information y a-t-elle pris ?
La gestion des informations est une clé de la performance de la grande entreprise industrielle ; associant de nombreuses personnes, sa dispersion géographique pose des difficultés de communication.
Dans l’automobile le produit lui-même est technologiquement très évolué et la concurrence est exacerbée. Le support de l’informatique pour la construction de systèmes d’information performants et la mise en œuvre des outils les plus avancés de CAO et de simulation sont une condition de survie. Le Groupe PSA s’est largement construit autour de son infrastructure de systèmes d’information. Les directions générales ont toujours soutenu une direction informatique forte.
Le projet Ingenum prenait ainsi la suite d’un outil commun de gestion de l’ingénierie développé en interne au début des années 1980 pour les trois bureaux d’études de l’époque. À la fin des années 1990, la volonté stratégique a été d’intégrer les derniers outils (maquette numérique) dans le cadre de l’entreprise étendue.
Aujourd’hui, l’irruption du numérique ne rebat-elle pas considérablement les cartes ?
Effectivement, nous vivons une révolution industrielle. Deux phénomènes s’alimentent et s’amplifient. D’un côté, des décideurs qui sont devenus des consommateurs et veulent choisir comme au supermarché ou sur leur téléphone en quelques secondes l’application métier dont ils ont besoin. De l’autre, le mouvement du cloud, où l’informatique quitte les salles des machines pour migrer vers des fournisseurs qui offrent un service de bout en bout. Ces deux phénomènes résonnent, car la demande de l’un alimente le passage au service de l’autre. La décision du numérique passe du DSI vers le métier.
En fait, une leçon des décennies passées est que les rapports entre l’entreprise et l’informatique sont très évolutifs et peu prévisibles. Parfois, l’informatique se développe à l’intérieur même de l’entreprise : entre les deux guerres avec la mécanographie, puis dans les années 1970 et 1980. À d’autres époques, les choses décisives se passent à l’extérieur : pendant la seconde Guerre mondiale pour les calculs de la bombe, dans les laboratoires qui ont inventé internet dans les années 1990, et au début du XXIe siècle avec les réseaux sociaux et les téléphones mobiles. Actuellement, le big data est un mouvement pour rapatrier les informations au sein des entreprises et à leur bénéfice.
Que faire face à une augmentation du volume et une évolution de la nature des informations ?
Alors que le DSI était à l’époque au cœur de l’informatique centralisée, à l’ère des smartphones, réseaux sociaux, objets connectés et machines en nuages, un système d’information intégré aurait du mal à gouverner l’ensemble de données, d’information et de connaissances sans une approche de knowledge management globale. On peut alors imaginer une gouvernance participative où le top-down et le bottom-up sont reliés dans une dynamique du retour d’expérience permanent.
Avec un réseau social d’entreprise (RSE), on franchit une étape : celle de la conservation collective. Sans le RSE, les flux sont souvent perdus – cf. le courriel - pour le collectif. C’est ce que règle en partie le RSE : fournir un moyen de conserver la communication qui devient information et activable en connaissance. C’est une première étape, car conserver c’est bien, mais il faut savoir trier, organiser, synthétiser.
Chez un constructeur automobile, la gestion des connaissances n’est-elle pas une idée trop « molle » ?
Bien au contraire, de multiples connaissances et compétences doivent être conjuguées, associées, pour fabriquer chaque jour des milliers de voitures, diversifiées, au niveau de qualité requis, dans des prix de revient contenus.
Un effort permanent de capitalisation des connaissances concentre les leçons tirées des derniers projets dans des guides plus faciles à partager.
L’autre voie est offerte par les logiciels de CAO récents qui permettent de définir, au travers de règles et de paramètres, des méthodologies de conception robustes.
Dans l’entreprise étendue, les fournisseurs, qui assurent désormais une partie significative de la conception des pièces qu’ils produiront ultérieurement, capitalisent aussi des savoir-faire.
Le numérique met beaucoup l’accent sur le matériel, le quantitatif, par exemple via le big data ; n’est-on pas dans une phase où l’on oublie le qualitatif ?
Oui, et cela constitue un risque majeur de perte du temps et de connaissances. Le knowledge management est une culture qui s’intéresse à l’organisation d’un ensemble d’acteurs et de connaissances d’une organisation étendue et apprenante, afin d’impulser une dynamique. Certes, les outils informatiques peuvent apporter leur contribution technologique, dans la construction et l’optimisation du flux de connaissances, en convergence avec des approches et techniques de l’intelligence artificielle. Tout comme l’éléphant de la fable indienne le knowledge management est un tout et la collaboration de différentes parties est vitale pour sa réussite.
Pour revenir à l’informatique et aux systèmes d’information, le rôle du knowledge management est d’organiser et de gérer de façon optimale l’ensemble hommes-ordinateurs-documents de l’organisation étendue et apprenante en prenant bien en compte les motivations des participants, leur capacité à partager et leur culture.
Pierre Berger
[journaliste, ancien rédacteur en chef du Monde Informatique]
Jean-Jacques Urban Galindo
[a dirigé le projet Ingenum (ingénierie numérique) chez PSA]
Eunika Mercier-Laurent
[docteur en informatique, HDR, consultante en gestion des connaissances]
Alain Garnier
[président de Jamespot, éditeur de réseaux sociaux d’entreprise]
Jean Rohmer
[docteur es sciences, directeur de la recherche à l’ESILV]