Bernard Huchet est conservateur général des bibliothèques et a dirigé la publication de l’ouvrage « Religions en bibliothèques », paru en 2018 (Éditions du Cercle de la Librairie). Il revient pour Archimag sur le sujet du religieux en bibliothèque et les tensions autour de cette question, sur la gestion des ressources à caractère religieux par les bibliothécaires, ainsi que sur la façon dont ils peuvent répondre aux attentes du public en matière de ressources religieuses tout en les faisant cohabiter avec la laïcité dans les établissements.
« Les bibliothécaires sont rarement à l’aise avec le traitement des religions… », constatez-vous dans l’introduction de l’ouvrage « Religions en bibliothèques ». Comment expliquez-vous ce sentiment ?
C’est lui qui sous-tend l’ouvrage ! La profession de bibliothécaire semble peu compatible avec un intérêt soutenu pour les religions. Nous nous considérons volontiers comme les héritiers d’une tradition d’éducation laïque et ne cherchons guère à concilier pratique professionnelle et confession religieuse. Je dirais même que, bien souvent, les bibliothécaires sont proches des militants laïques, voire anticléricaux.
Mais les religions font partie des classifications encyclopédiques ; la plupart des fonds anciens des bibliothèques municipales sont issus d’établissements religieux du fait des confiscations révolutionnaires, et nous avons à valoriser ce patrimoine. D’autre part, l’impératif de laïcité est interprété de façon variée, parfois excessive, selon les personnes. Les bibliothécaires doivent donc réfléchir entre deux pôles contraires : que faire avec des fonds religieux ? Que faire d’une culture de tradition laïque ?
Les bibliothécaires doivent-ils respecter des règles dans leur politique d’acquisition de ressources à caractère religieux ?
Chaque bibliothèque met en œuvre sa propre politique documentaire, avec des impératifs de complétude qui rendent nécessaire, dans un établissement généraliste, au moins un rayon consacré aux religions. Mais il est soumis, bien sûr, à l’obligation de pluralisme. Cela signifie qu’on ne peut réserver ce rayon, par exemple, à une seule religion au détriment des autres. Il ne peut pas non plus y avoir seulement des ouvrages qui traitent de religion, sans le contrepoint d’ouvrages de critique des religions.
Les bibliothèques doivent fournir au public, sur ce sujet comme sur tout autre, de quoi se faire une opinion, et le cas échéant la contredire. Ce principe du débat et de la contradiction prévaut, même s’il s’accorde mal, pour les croyants, aux présomptions de vérité dont s’accompagne l’engagement religieux.
Comment les bibliothécaires doivent-ils réagir lorsque des usagers suggèrent d’acheter des ouvrages qui ont plus à voir avec le prosélytisme qu’avec le travail académique ?
Les bibliothécaires font souvent l’objet de pressions, voire de tentatives de censure, dans le domaine de la religion, mais aussi de la politique, de la morale ou de la philosophie. Ces pressions peuvent prendre une forme agressive et sont le fait de groupes souvent minoritaires au sein de leur propre communauté. Dans la majorité des cas, nous parvenons à résoudre ces tensions, parfois grâce à l’appui de nos autorités hiérarchiques.
Mais cela pose d’autres questions : les bibliothécaires doivent avoir eux-mêmes des compétences pour discerner le caractère abusif de certaines exigences et leur opposer des argumentations correctes. Ce n’est pas facile dans une société comme la nôtre où croissent, d’une part, l’indifférence et l’ignorance religieuses et, d’autre part, certaines formes d’intégrisme et de radicalisation.
Que sait-on des attentes du public en matière de ressources religieuses dans les bibliothèques publiques ?
Du fait des lois en vigueur, nous sommes dans l’incapacité d’estimer l’ampleur des religions dans la population française, et donc dans notre public. Le service public ne peut s’enquérir de l’appartenance religieuse de ses usagers : on comprend les raisons d’une telle interdiction. Mais cette ignorance volontaire alimente les fantasmes et les erreurs sur la place et l’importance respectives des différentes religions dans notre pays. Nous ne sommes pas en mesure d’établir une véritable cartographie des religions dans notre public, et de ce fait l’offre documentaire préalable des bibliothèques ne se compose bien souvent que d’histoire et de sociologie des religions, plus quelques fondamentaux comme les textes sacrés et leurs commentaires. Sans doute peut-on mieux faire.
Les bibliothécaires lancent pourtant régulièrement des enquêtes auprès des lecteurs pour connaître leurs attentes. Peuvent-ils poser des questions autour des ressources documentaires religieuses ?
S’il est illégal de faire dire aux usagers leur appartenance religieuse, nous pouvons quand même nous intéresser à leurs attentes. Mais nous savons aussi que les questionnaires d’enquête peuvent nous lancer sur de fausses pistes, car certains répondants vont surjouer ou sous jouer leurs véritables convictions, en fonction de l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes.
Le constat semble s’imposer qu’il existe dans la profession de bibliothécaire, et plus généralement dans l’espace public, une forme d’inhibition préjudiciable aux religions. Cela explique probablement pourquoi l’expression religieuse est souvent mal acceptée, voire se trouve associée à la violence.
Les thèmes de la laïcité et du fait religieux sont-ils enseignés aux futurs bibliothécaires durant leur formation initiale ?
Si le principe de laïcité fixe des obligations précises pour le service public, la formation des bibliothécaires sur le sujet laisse à désirer : à l’occasion de journées d’études consacrées à la laïcité, je me suis aperçu que certains collègues en avaient une image très confuse, et qu’à leurs yeux la religion restait un sujet presque tabou. Pourtant, même si le devoir de réserve nous interdit de nous réclamer nous-mêmes d’une appartenance religieuse, la laïcité n’a pas pour objectif de faire disparaître les religions ni leurs ritualités, de l’espace public.
Le fait religieux, quant à lui, n’est pas pris en compte en tant que tel dans la formation professionnelle initiale. Il s’agit d’un élément parmi d’autres de la culture générale que doit maîtriser un professionnel au moment d’acquérir les fondements du traitement documentaire ; les contenus eux-mêmes, on le comprend, ne peuvent être développés à ce stade.
A-t-on recensé les tensions ou les incidents liés à la question religieuse dans les bibliothèques françaises ?
Chaque collègue à qui j’en ai parlé pouvait me citer de nombreux exemples, depuis les tentatives de prosélytisme dans les espaces de libre-accès, les commentaires insultants ou racistes portés dans des livres, jusqu’à la purge sauvage des rayons par des lecteurs intolérants. On a l’impression qu’une part essentielle de la violence que les individus ont en eux, et que la société s’efforce de canaliser, vient se cristalliser dans le domaine religieux.
Ces phénomènes font peut-être émerger une mutation du fait religieux tel qu’il se présente aujourd’hui. Nous manquons de recul pour la constater vraiment, peut-être aussi vivons-nous sur des schémas dépassés. Mais à la différence de ce que l’on a longtemps cru, ce n’est pas un « retour du religieux » qui se produit, c’est plutôt que les religions servent de vecteurs à des oppositions politiques, sociales ou autres.
Comment faire cohabiter laïcité et fait religieux dans les bibliothèques publiques ?
En se dépouillant d’abord des représentations d’après lesquelles la laïcité oblige à ne jamais parler ni manifester de religion. Ce n’est pas un combat contre les religions, mais un système de neutralité qui permet leur coexistence et leur libre pratique, y compris dans l’espace public. S’il se produit des incidents ou des polémiques, je persiste à penser que les torts en sont partagés : nous devrions plus souvent nous interroger sur notre manière de vivre ou d’appliquer la laïcité, au moins autant que sur les pratiques rituelles de communautés religieuses que nous connaissons mal.
Je crois d’autre part qu’une approche constructive des réglementations consiste à reconnaître bien sûr leur légitimité, mais parfois aussi à les assouplir pour mieux atteindre leurs objectifs : c’est bien souvent ainsi que le service public peut se rendre accueillant pour ceux qui veulent vivre pleinement leur engagement religieux, et sont blessés qu’on en fasse le motif d’une ségrégation.