CET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°376
Au sommaire
- Le métier de veilleur face à l’IA générative : paroles d’experts
- L’IA générative au service de la veille juridique
Au mois de septembre dernier, Onclusive annonçait le licenciement de plus de 200 personnes sur 447 salariés. La société spécialisée dans la veille médiatique évoquait le remplacement "de nombreux systèmes et infrastructures obsolètes" par l’intelligence artificielle (IA). Matthew Piercy, chief financiel officer d’Onclusive, était encore plus explicite : "nous introduisons de nouvelles technologies et de nouveaux outils qui offriront à nos clients un service plus rapide et plus fiable. Je suis convaincu que la transformation que nous entreprenons permettra à Onclusive de sortir de cette période de transition plus forte, plus stable et mieux préparée pour l’avenir".
Cette annonce résonna comme un coup de tonnerre dans le milieu de la veille et bien au-delà, puisque le monde politique s’en était emparée pour illustrer les risques liés au tout IA. Archimag n’était pas en reste : "l’intelligence artificielle fait plus de 200 victimes chez Onclusive", avions-nous titré à propos de cet acteur incontournable de la veille. Onclusive commercialise en effet de nombreuses prestations documentaires : veille médiatique, veille réputationnelle, conception de revues de presse, études et conseil… Autant de tâches qui peuvent, en partie, être désormais confiées à l’IA, selon de nombreux spécialistes.
Au passage, il faut se souvenir qu’Onclusive avait racheté l’éditeur de solutions de veille Digimind quelques mois auparavant sans que l’on sache si cette décision aura un impact sur ses activités. À ce jour, Digimind continue de commercialiser ses logiciels sous son propre nom et d’intégrer l’IA dans ses solutions.
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La casse sociale n’est pas exclue !
C’est peu dire que le milieu de la veille a les yeux rivés sur les développements de l’IA générative. Pour s’en réjouir, mais aussi pour s’en inquiéter. "Je ne pense pas que les professionnels de l’information vont être remplacés par des algorithmes, mais ils risquent d’être remplacés par des personnes qui maîtrisent ces algorithmes", estimait Véronique Mesguich en mars dernier dans nos colonnes.
Pour la consultante et formatrice spécialisée en veille stratégique et management de l’information, nous sommes dans un entre-deux : "je suis optimiste, car la majorité des professionnels vont se former pour utiliser au mieux l’IA. Mais j’apporterais une note de pessimisme dans ce monde complexe et tellement imprévisible. Il y aura, c’est malheureusement possible, de la casse sociale. Je le déplore, mais ce n’est pas exclu. En tout cas, c’est une fois de plus aux professionnels de l’information de faire connaître leur valeur ajoutée…".
À ses yeux, l’IA peut être requise à quasiment toutes les étapes du processus de veille : identification de sources, traduction automatique, extraction d’entités nommées, synthèse, mise en forme… "En revanche, il ne faudrait pas considérer l’IA comme un outil magique capable de tout faire. Et finalement, tant mieux, car l’humain a encore beaucoup de compétences à faire valoir !".
Légende : L’intelligence artificielle peut être sollicitée à toutes les étapes d’un processus de veille (Freepik Premium/DC Studio)
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Coup d’accélérateur à la fonction de veilleur
Cet optimisme raisonné est, semble-t-il, partagé par de nombreux acteurs de la veille. Lors du salon i-expo qui s’est tenu au mois de mars dernier à Paris, ils furent nombreux à s’interroger sur l’avenir des métiers de l’information, de la veille et de la connaissance.
Pour Arnaud Tupinier, responsable du développement au sein du cabinet Esprits Co, "les métiers de l’information sont parmi les mieux placés pour s’emparer des nouvelles technologies et notamment de l’intelligence artificielle". Esprits Co commercialise d’ailleurs un logiciel dédié à la veille intégrant une IA générative. Particularité : cette IA est hébergée en interne afin d’éviter la fuite d’informations. Un mode d’accès demandé par les entreprises qui préfèrent cette option sanctuarisée dans un système d’information local plutôt qu’une solution mise à disposition en mode SaaS.
Autre éditeur de solutions de veille, KB Crawl fait également le pari de l’IA : "le déploiement récent de l’intelligence artificielle générative vient donner un nouveau coup d’accélérateur à cette fonction stratégique du veilleur", estime Arnaud Marquant, Directeur des opérations KB Crawl ; "dans un monde de plus en plus digitalisé et "augmenté" par l’IA générative, les veilleurs souhaitent que les outils sur lesquels ils s’appuient leur offrent des solutions de pilotage statistique complètes, capables de remonter des éléments aussi différents que le taux de lectorat des articles, les commentaires effectués, les annotations, le suivi ou encore l’historique de lecture".
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Poser des questions en langage naturel
À cette liste de fonctionnalités, on pourrait en ajouter bien d’autres : aide à la détection de sources à partir des habitudes du veilleur, aide à la création de requêtes, cartographie, création d’ontologies, automatisation des tâches subalternes au profit des tâches à valeur ajoutée… Certaines solutions dopées au machine learning sont aujourd’hui en mesure d’apprendre les habitudes de classement des utilisateurs à partir de l’information collectée. Elles peuvent alors suggérer des tags qui seront associés aux différents contenus avant de les catégoriser automatiquement. Autre fonctionnalité, la mise en avant des informations les plus pertinentes en fonction des habitudes de validation des utilisateurs.
Dans son édition du mois dernier, Archimag présentait un tableau comparatif des logiciels dédiés à la veille et à l’e-réputation. Constat : l’IA générative envahit les solutions ! Premier avantage intéressant pour les utilisateurs : la possibilité de poser des questions en langage naturel sur des articles en cours de traitement.
Selon Ingrid Duquet (PI Motion), l’IA permet également "une analyse plus avancée des données, notamment grâce à l’analyse sémantique et la catégorisation automatique des résultats d’une requête, un affinage des recherches avec des filtres automatiques et des concepts issus d’un clustering automatique, des suggestions de nouveaux mots-clés pour préciser les requêtes ou encore l’automatisation de rapports de synthèse".
De son côté, ChapsVision a développé une IA souveraine pour l’intégrer dans des outils de veille acquis récemment (Qwam Content Intelligence et Geotrend). "L’IA est très efficace, notamment dans la découverte de sources d’information difficiles à trouver", explique Christian Langevin, chef de produits au sein de ChapsVision. "On peut penser à une entreprise qui a besoin d’informations sur le marché de l’hydrogène en Indonésie ou au Vietnam. En revanche, toutes les IA nécessitent un entraînement de qualité sur les données, en particulier lorsqu’il s’agit de corpus documentaires très spécialisés".
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Autoenrichissement des formules de collecte
La veille semble être un terrain d’expérimentation illimité en termes de cas d’usage. Notamment avec l’intégration d’informations provenant de sources multiples, qu’elles soient sous forme de données structurées ou non structurées : rapports financiers, publications académiques, brevets, etc. À la clé : une vue holistique ou plus communément appelée "veille à 360°" par les veilleurs. C’est ainsi que certaines entreprises évoluant dans le domaine médical ont fait le choix de brancher des IA sur leurs bases de données afin d’exploiter au mieux les informations à valeur ajoutée qui se trouvent dans les brevets, par exemple.
La phase de collecte, quant à elle, bénéficie également de l’IA via une exploration pertinente des sources d’information (smart crawling) en vérifiant la qualité de l’information. Des possibilités d’autoenrichissement des formules de collecte voient le jour pour affiner les corpus de sources au fil de l’eau.
L’IA permet par ailleurs d’affiner le traitement de l’information, via la transcription de contenus audio/vidéo en textes (speech to text). Cette technologie, qui remonte déjà à plusieurs années, aide encore les veilleurs à repérer les signaux faibles et à effectuer des synthèses ou des résumés.
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Interagir en temps réel avec les outils de veille
L’IA permet aux entreprises d’interagir avec leurs outils de veille en temps réel, de poser des questions et d’obtenir des réponses immédiates, améliorant ainsi l’efficacité du processus de prise de décision. En allant plus loin encore, certains se mettent à rêver aux fameux modèles de prédiction capables d’anticiper les changements du marché, les risques ou les opportunités. Un scénario sur le point de devenir une réalité et qui permet aux entreprises d’être proactives plutôt que réactives.
L’apport de l’IA peut également se mesurer sur le segment particulier de l’analyse de tonalité (positive/neutre/négative) d’un texte. Qu’il s’agisse de la réputation de marques, de produits ou de personnalités, la veille image est particulièrement sensible à l’heure où les "influenceurs" font et défont les réputations en quelques minutes…
En utilisant l’analyse des sentiments, l’IA peut évaluer les opinions des consommateurs sur les réseaux sociaux et les forums en ligne. Cela permet aux entreprises de comprendre les attitudes du public envers leurs produits ou services et d’ajuster leur stratégie en conséquence.
Parmi les éditeurs présents sur ce segment, l’éditeur Digimind intègre AI Sense (propriété de l’entreprise, basée sur ChatGPT) un assistant virtuel qui détecte et explique les pics de mentions de manière quantitative et qualitative. De son côté, l’AI Sentinel permet d’en détecter automatiquement les fluctuations et d’avertir l’utilisateur par courrier électronique.
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Analyse de sentiments
Lors de la Journée d’étude IES (Intelligence Économique et Stratégique) qui s’est tenue en 2022 dans les locaux de Safran Tech, un retour d’expérience a permis de découvrir les apports de CorTexT un logiciel d’aide à la rédaction qui utilise l’IA pour aider les utilisateurs à générer du contenu. Au menu : création de textes, suggestion de vocabulaire pour améliorer la lisibilité, multilinguisme… Ces fonctionnalités présentent de nombreux avantages pour quasiment toutes les professions, y compris les veilleurs.
Développé par plusieurs institutions universitaires (Inrae, Ifris, LabEx), CorTexT est utilisé par Mathieu Andro, animateur du réseau de veille documentaire au sein de la Direction des services administratifs et financiers du Premier ministre. La plateforme est mise à contribution pour automatiser un certain nombre de tâches chronophages : identification d’entités nommées (noms de personnalités, d’entreprises, d’organisations…), analyses d’entités géographiques, analyse de sentiments… L’analyse de tonalité a ainsi été expérimentée sur des tweets relatifs à l’Observatoire de la laïcité, un sujet susceptible de générer des messages diamétralement opposés.
Après avoir constitué un corpus de tweets, ces derniers sont injectés au format tableur CSV dans CorTexT. En quelques clics, la plateforme procède à une "sentiment analysis" et attribue un score à chacun des tweets analysés. Il est ensuite possible d’afficher prioritairement les tonalités positives ou négatives. Mieux : une analyse textuelle peut alors être lancée sur ces deux tonalités pour obtenir une vue qualitative plutôt que quantitative.
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L’IA, une intelligence auxiliaire
Autre application, la visualisation de réseaux de concepts à partir, là encore, d’un fichier chargé dans CorTexT. Objectif : visualiser sur un graphique les liens entre des thématiques sans aucun préjugé de départ. L’interface de résultat se présente sous la forme de mots de taille et de couleurs différentes qui sont reliés entre eux selon les relations qu’ils entretiennent.
Légende : Les veilleurs peuvent bénéficier de cartographies illustrant les interactions entre différents acteurs d’un marché élaborées à partir de nombreuses sources (web, brevets, rapports, bases de données, réseaux sociaux…). (Freepik Premium/pkproject)
Geotrend, racheté par ChapsVision en 2023, propose une expérience similaire sous forme de cartographie mettant en évidence les interactions économiques et technologiques entre les acteurs d’un marché. Particulièrement souple, cette plateforme est en mesure de puiser dans de nombreuses sources : web, brevets, rapports, bases de données, réseaux sociaux… À la clé, la promesse "d’extraire des informations clés des documents et de qualifier les différents types de relations entre ces acteurs (investissements, partenariats, compétitions, litiges…)".
Sollicité pour tous les besoins, l’IA n’est cependant pas la panacée pour Mickaël Réault, fondateur et PDG de l’éditeur Sindup : "l’intelligence artificielle apporte certes des avantages considérables en matière de productivité, mais il faut la considérer comme une intelligence auxiliaire au sens où l’entend le scientifique Joël de Rosnay. L’intelligence artificielle a en effet un coût écologique. Elle est une grande consommatrice d’eau, de minerais et son bilan carbone pose problème…".