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Vous êtes d’abord un entrepreneur ; comment l’idée de votre ouvrage « Internet, année zéro » vous est-elle venue ?
J’ai passé la dernière décennie à évoluer dans divers écosystèmes entre start-up et internet. Je crée de la technologie au quotidien. D’un point de vue personnel, j’avais donc besoin de comprendre l’origine de la rhétorique émancipatrice quand la dimension « société de contrôle » a commencé à devenir prégnante, ce qui a été pensé, ce qui a été dévoyé.
Cette démarche historique était avant tout une démarche personnelle, une volonté de prendre du recul et de mettre les choses en perspective.
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L’écriture du livre a débuté lors du premier confinement, en mars 2020. Un des déclencheurs a été de voir des mécanismes de contrôle bien décrits, notamment en Chine, dont on pensait naïvement qu’ils n’auraient pas droit de cité dans des États de droit, faire leur apparition dans le débat public. Par exemple, les drônes utilisés par la police à Paris dès le printemps, la reconnaissance faciale débattue fin 2020 à l’Assemblée, ou encore l’application TousAntiCovid dont on nous assurait qu’elle ne contiendrait aucune donnée personnelle, un vœu pieu évidemment oublié au fur et à mesure des mises à jour, ce qu’à montré une récente étude de l’Inria.
Tout ce débat évolue et vient remettre en perspective la contradiction entre, d’un côté, l’image libertaire d’un outil d’émancipation et, de l’autre côté, une technologie qui permet la surveillance généralisée révélée par l’affaire Snowden en 2013, la manipulation de masse à travers Cambridge Analytica.
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Quel travail de recherche avez-vous entrepris ?
Ma méthode de recherche a différé selon les époques. Pour la partie historique qui couvre l’après-guerre jusqu’aux années 1990, j’ai croisé beaucoup de classiques littéraires avec des écrits plus techniques et conceptuels, afin de montrer comment les idées d’une époque peuvent résider dans l’implémentation d’une technologie.
Pour l’histoire plus récente de l’écosystème web, entre les années quatre vingt-dix et aujourd’hui, il s’agissait moins de recherches bibliographiques que de sources ou d’entretiens en lien avec mon réseau ou mon expérience.
Un des enjeux du livre pour moi était de parvenir à rendre intelligible comment un ensemble aussi complexe qu’internet se construit. Pour ce faire, il était nécessaire d’identifier des histoires et des personnages qui permettent d’appréhender la dynamique de cette construction.
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D’où la difficulté de faire entrer cet ouvrage dans une catégorie ?
Cela a été un sujet de débat avec mon éditeur. Il avait certainement raison de vouloir le qualifier d’essai. Je pense que mon livre s’approche aussi du récit, dans cette manière d’incarner les différentes facettes — idées, techniques, économie — à travers des personnages, et ce faisant de déconstruire la complexité inhérente à ces sujets. Il ne s’agit donc pas d’une critique théorique.
Ce qui est intéressant, c’est de voir à travers quels personnages est raconté ce récit. La partie historique est au moins autant composée de scientifiques que de philosophes ou d’écrivains. L’enjeu pour moi en mettant ces personnages au centre est de montrer que cet objet technique dont on masque la complexité aux utilisateurs quotidiens est effectivement réfléchi dans une vision de la société, dans une vision du futur, et que cette vision devrait au moins faire l’objet de débats.
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Vous présentez une chronologie de la naissance de différentes idéologies californiennes, dans quel but ?
Internet, depuis longtemps, n’est plus une technologie : c’est un ensemble de technologies, de protocoles, de systèmes qui interagissent. La dimension chronologique permet de montrer que chacune de ces briques technologiques qui vivent à l’intérieur d’internet ont été conçues en réaction à une idéologie, à une pensée politique et économique indissociables de leurs époques.
Vous parlez de Fang (Facebook, Google, Netflix, Amazon) plutôt que de Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), pourquoi ?
L’acronyme Fang est beaucoup utilisé aux États-Unis. La différence entre Fang et Gafam se situe sur leurs dimensions. Les Gafam rejoignent la notion de « big tech », avec Apple et Microsoft qui se substituent à Netflix dans l’acronyme, aux côtés de Google, Amazon, Facebook, tandis que les Fang touchent plus à un aspect médias, données personnelles, et donc intelligence artificielle.
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Dans ce contexte, comment le réseau chinois entre-t-il en jeu ?
Dans le livre, la Chine sert de contrepoint au développement de cet internet libéral dont on veut nous faire croire qu’il ne pourrait être différent, qu’il ne peut être réglementé.
La Chine a prouvé qu’elle pouvait établir un cyberespace à l’image de la société qu’elle voulait créer. En élaborant son propre modèle, différent du modèle néolibéral, elle montre qu’il est possible de modeler l’espace numérique, à condition d’avoir une vision politique.
Pour autant, il est vital de noter aussi les points communs : le modèle chinois produit des clones d’entreprises tels que Uber avec Didi, Facebook avec WeChat, ou Twitter avec Weibo. Le livre remonte les flux financiers à l’origine de ces entreprises. On remarque que ce sont les mêmes intérêts qui les manipulent.
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Quid de la souveraineté numérique ? S’opposerait-elle aux fondements d’internet ?
Elle s’oppose à une certaine rhétorique d’internet. À partir des années 1980-90, avec le groupe d’influence Electronic Frontier Foundation, beaucoup d’écrits prédisaient qu’internet irait « par-delà les frontières » et serait « un nouveau territoire ».
Internet prétendait être un univers nouveau, le « cyberespace », mais avec l’exemple de Facebook, qui reproduit des identités et des relations sociales existant dans la société, on réalise qu’il est plutôt devenu un miroir de la réalité, et non une nouvelle réalité. Internet devient une surcouche de la vie des citoyens.
Or, toute cette partie du discours où l’on nous dit « qu’internet n’est juste que de l’information » est fausse. Amazon, ou même Google, à travers son modèle publicitaire, est bien une entreprise ancrée dans l’économie qui sert d’abord à vendre des objets physiques. Internet capte les flux physiques et financiers, capte les identités des citoyens.
Il devient donc légitime pour les États de taxer ces flux et d’avoir le même contrôle sur ces infrastructures qu’ils ont sur leur territoire. Ainsi, le discours de souveraineté numérique devient justifié.
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Malgré une histoire très riche, internet, selon vous, n’est serait qu’à son commencement. Que percevez-vous pour son avenir ?
La puissance des géants numériques, déjà omniprésents dans nos vies, ne doit pas nous leurrer : internet est encore à un état de maturité très relatif. Il peut encore se développer dans de nombreuses directions.
Prenons l’exemple de la technologie blockchain, et en particulier d’un pan de cette industrie, la finance décentralisée ou DeFi. La DeFi vise à créer des marchés, des produits financiers, des contrats qui s’opèrent sans l’intermédiaire que sont les banques. On a tendance à se concentrer sur le rôle des Gafam aujourd’hui, mais il y a quinze ans, au moment de la crise financière, c’était bien les banques qui cristallisaient les critiques, dont l’influence sur les économies et les États semblait démesurée. La régulation des cryptomonnaies et des blockchains pourrait drastiquement modifier cet équilibre, et il est très difficile de prévoir comment, certaines cryptomonnaies favorisant elles aussi la concentration des richesses, notamment par le mécanisme de « proof of stake » (La preuve d’enjeu, preuve de participation ou preuve d’intérêt - en anglais : « proof of stake », PoS - est une méthode par laquelle une chaîne de blocs d’une crypto-monnaie vise à atteindre un consensus distribué - source Wikipédia), tandis que d’autres distribuent véritablement leur gouvernance.
Internet est encore immature, aussi bien dans son fonctionnement que dans le champ des activités qu’il contrôle. Selon les décisions politiques qui seront prises, le paysage peut être totalement bouleversé dans les décennies à venir.