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Laura Sibony : "L’IA remplace des tâches et non pas des métiers"

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    Laura Sibony : "Je ne souhaite pas expliquer le fonctionnement de l’IA ni juger ses effets, car elle prend des formes très diverses selon les usages que l’on en fait et selon les données qu’on lui donne". (DR)
  • Laura Sibony est enseignante à HEC et à Sciences Po. Elle est également l’auteure de "Fantasia : contes et légendes de l'intelligence artificielle", publié en 2024 (Grasset). Zoom entre les lignes de cet ouvrage.

    enlightenedCET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°376
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    Votre ouvrage commence par un souvenir d’enfance : votre première visite à la bibliothèque centre documentaire (BCD) de l’école primaire. Aujourd’hui, n’importe quel ordinateur contient plus de savoirs que ce centre de documentation. L’IA est-elle en passe de remplacer les bibliothèques et les centres de documentation ?

    L’IA est en mesure d’automatiser certaines tâches, mais une grande partie du travail des bibliothécaires et des documentalistes n’est pas automatisable : l’accueil des lecteurs et les recommandations, notamment dans les CDI des établissements scolaires, par exemple. D’une façon générale, l’IA remplace des tâches et non pas des métiers.

    Finalement, c’est l’humain qui choisit de déléguer certaines tâches à faible valeur ajoutée, comme la création de documents Excel. L’intelligence artificielle nous questionne sur ce que l’on automatise, alors qu’il n’y a peut-être pas lieu d’automatiser.

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    Pourquoi avoir choisi des contes et des récits historiques pour parler de l’IA ?

    Je ne souhaite pas expliquer le fonctionnement de l’IA ni juger ses effets, car elle prend des formes très diverses selon les usages que l’on en fait et selon les données qu’on lui donne. Je souhaite plutôt raconter l’IA aux personnes qui pensent qu’elle ne les concerne pas.

    Je m’adresse aux gens qui sont d’autant plus influençables qu’ils ne se rendent pas compte de la place qu’elle occupe déjà dans notre vie quotidienne. En particulier d’un point de vue politique, car en 2024, la moitié du monde a déjà voté ou va voter.

    Il est important de comprendre comment l’IA référence l’information, comment nous la percevons, comment elle s’organise sur les réseaux sociaux et dans les médias. ChatGPT a fait de l’IA un grand spectacle à l’échelle mondiale extrêmement visible. Je souhaite pour ma part montrer les IA invisibles qui sont dans nos smartphones et qui permettent d’optimiser nos temps de trajet et de sécuriser nos comptes bancaires.

    Les récits consacrés à l’intelligence artificielle ont-ils tendance à l’hystériser ?

    Il existe des études qui analysent les différents types de discours autour de l’IA : critiques, alarmistes, enthousiastes… Certains de ces discours conçoivent l’IA sous l’angle de la robotisation, d’autres sont plus centrés sur les algorithmes et se concentrent sur les IA que l’on a dans notre poche.

    Je pense que l’on a hystérisé les discours consacrés à la robotique sur le thème de l’homme contre la machine. Le champ sémantique de ce discours est d’ailleurs significatif : détruire, remplacer, etc. Du côté des discours portant sur les algorithmes, les mots sont différents : on parle d’hybridation, par exemple.

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    Vous dites que ChatGPT vous fait faire des cauchemars. Pour quelles raisons ?

    Pendant la rédaction de cet ouvrage, j’ai interviewé un physicien devenu data scientist qui venait de passer deux années à développer un système capable de corriger automatiquement les copies de management. Le même jour, au mois de novembre 2022, ChatGPT était lancé et balayait d’un seul coup tous ses efforts en étant capable de corriger ses copies sans avoir d’expertise métier sur le management.

    C’est cet usage de ChatGPT qui me fait faire des cauchemars, car cette IA ne se préoccupe pas de la qualité des données. Elle n’a pas de compréhension de ce que représentent les données. C’est le fameux adage "garbage in, garbage out" : on utilise des ordures en entrée, on a donc des ordures en sortie !

    Le chercheur Geoffrey Hinton avait démissionné de Google en 2023 pour alerter sur les menaces de l’IA. Il a récemment récidivé en affirmant que l’IA sera bientôt plus intelligente que nous. Est-il alarmiste ?

    Oui, clairement. Je ne ressens pas du tout de crainte vis-à-vis d’une IA plus intelligente que nous, humains, pris collectivement.

    L’intelligence artificielle reproduit en effet nos biais et on peut la voir comme une statistique améliorée. Je ne m’inquiète pas des supers intelligences capables de créer leur propre mode d’intelligence. Je suis davantage préoccupée par notre capacité à faire le tri parmi les données dont nous disposons. D’ailleurs, les termes "artificial intelligence" ont été mal traduits en français : il s’agit plutôt de classification, de capacité à faire le tri.

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    Comment se fait-il que nous n’ayons pas trouvé de traduction plus juste en français ?

    Parce qu’on n’y a pas intérêt ! D’abord, cela demanderait de définir ce que l’on entend par intelligence : est-ce une capacité à créer, à produire du sens et de la valeur, une finesse d’esprit ? Ensuite, l’intelligence artificielle est un concept marketing qui a été utilisé dès 1956 lors de la conférence de Darmouth, considérée comme l’acte de naissance de l’IA.

    Le mathématicien John McCarthy avait utilisé cette expression pour lever des fonds auprès de la Fondation Rockefeller afin de financer ses recherches. Elle a servi à séduire des investisseurs. À l’origine, cette conférence avait réuni des mathématiciens, des neurologues et des statisticiens pour mieux comprendre le cerveau humain et ses capacités cognitives en le simulant sur des machines.

    Aujourd’hui encore, l’expression "intelligence artificielle" est très utile pour lever des fonds : il suffit de voir l’effervescence du salon VivaTech qui s’est tenu à Paris au mois de mai dernier et où l’on ne pouvait pas faire un pas sans entendre parler d’IA.

    Vous consacrez un chapitre aux éboueurs de l’IA. Qui sont-ils ?

    Il s’agit de personnes dont le métier consiste à classer des données et à étiqueter des textes ou des photographies, aussi bien pour entraîner les voitures autonomes que pour classer des sacs de luxe pour le e-commerce. La société Samasource, au Kenya, sous le feu des projecteurs depuis leur procès avec OpenAI, les rémunère environ 2 dollars de l’heure.

    Leur mission consiste également à modérer les contenus sur les réseaux sociaux : ces contenus peuvent être extrêmement violents ou de nature sexuelle. Il s'agit souvent de personnes fragiles, jeunes, peu éduquées, qui sont exposées à longueur de journée à du contenu pédopornographique et à des scènes de décapitation.

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    L’IA ne peut-elle pas remplir cette tâche ingrate et traumatisante ?

    À ce jour, cela reste marginal, car l’IA n’est pas une baguette magique. Il faut l’entraîner et cela a un coût. Utiliser des petites mains pour exécuter ces tâches ingrates est souvent moins cher que des prototypes d'intelligence artificielle.

    A contrario, l’IA peut-elle aider les hommes et les femmes à trouver l’amour ?

    Une IA peut-être… Une application de rencontre, certainement pas, puisque son intérêt est que les utilisateurs ne trouvent pas l’amour et restent sur l’application le plus longtemps possible. L’IA, quant à elle, peut aider à trouver des profils plutôt que des personnes.

    Vous avez travaillé pour Google au sein du département Art et Culture. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

    Google Art et Culture et ses 3 000 partenaires constituent une base de données fantastique comprenant huit millions d'œuvres. Ces musées partenaires ont accordé l'accès à Google pour mener des expériences de réalité virtuelle et d’IA sur leur patrimoine.

    Mon plus beau souvenir a donc été de travailler au milieu des Botticelli et des Vélasquez toute la journée ! Dans le même temps, j’en garde un sentiment de gâchis, car Google ne met pas en avant ce patrimoine malgré la présence de "creative coders" qui mènent des expériences sur les collections via Art Selfie, par exemple, qui permet de trouver des relations entre son propre visage et un visage proche dans l’histoire de l’art. Une expérience qui pourrait rapprocher l'art de gens qui ne se déplacent pas dans les musées. Ce sont des opportunités fantastiques qui ne sont malheureusement pas assez exploitées et mises en avant par Google.

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