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Raymond Frogner : "réhabiliter pleinement l’histoire des Autochtones"

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    Le site internet du CNVR dresse un mémorial dédié aux enfants disparus ou décédés dans les pensionnats autochtones. Pour les familles, la recherche peut être réalisée via le nom de l’enfant ou de l’établissement, en fonction des régions (CNVR).
  • Pour Raymond Frogner, directeur de la recherche et directeur des archives du Centre national pour la vérité et la réconciliation (CNVR), au Canada, réhabiliter l’histoire des pensionnaires autochtones est une mission d’intérêt public, mais aussi une démarche personnelle. L’archiviste explique le travail du CNVR, ainsi que les problématiques qu’il rencontre.

    enlightenedCEarchimag_381_hd_couv_20250130_page-0001_1_13.jpgT ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°381 - Protection des données en entreprise : quelle stratégie à l'ère de l'IA ?

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    Quelle est l’histoire des pensionnats pour Autochtones au Canada et pourquoi vous touche-t-elle de près ?

    Au Canada, durant plus de 100 ans à partir des années 1880, près de 150 000 enfants et adolescents autochtones ont été retirés de leur famille et placés dans des pensionnats. Des écoles - 140 ont été reconnues à ce jour,aymond_frogner_pour-droit-connaissance-rehabiliter-histoire-autochtones.jpg mais nous savons qu’il y en a eu davantage - ont été créées pour effacer la culture et l’identité de ces communautés ("Pour pouvoir éduquer les enfants correctement, nous devons les séparer de leurs familles. Certains peuvent penser qu’il s’agit d’une mesure radicale, mais nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons les civiliser", a déclaré sir Hector Langevin, secrétaire d’État pour les provinces, en 1883 devant le parlement canadien.).

    Le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996 et, depuis, nous avons fait reconnaître les crimes qui y ont été perpétrés : beaucoup d’enfants n’ont jamais retrouvé leur famille et d’autres ont été tués. Il s’agit d’un véritable génocide (En 2019, suite à l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a reconnu l’utilisation du terme « génocide » pour qualifier le destin tragique des Autochtones au Canada.).

    "À mes 30 ans, j’ai moi-même appris que ma mère était une Autochtone et qu’elle avait été envoyée à la mission anglicane de Shaftesbury"

    À mes 30 ans, j’ai moi-même appris que ma mère était une Autochtone et qu’elle avait été envoyée à la mission anglicane de Shaftesbury. Après son décès, ma sœur et moi avons découvert qu’elle avait eu un enfant qu’elle avait laissé à sa tante. Ayant perdu tout lien avec sa communauté (la communauté crie de Duncan), elle avait gardé son histoire secrète. En tant qu’archiviste, je m’intéressais déjà à l’histoire des Autochtones, mais, grâce à ma mère, j’ai voulu comprendre l’histoire de ces pensionnaires.

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    Comment est né le Centre national pour la vérité et la réconciliation (CNVR) et comment fonctionne-t-il ?

    En 2007, la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens a réuni le gouvernement fédéral, les principales églises (La plupart des pensionnats autochtones étaient gérés par les églises (catholiques, anglicanes…) canadiennes.) du Canada et les plus importantes organisations autochtones pour faire reconnaître l’histoire et les séquelles laissées par ce système pensionnaire.

    De cette convention est née la Commission pour la vérité et la réconciliation, qui avait pour mission de documenter, de collecter les témoignages et d’écrire le passé colonial du Canada. Car les archives ont été dispersées entre le gouvernement fédéral et les différentes Églises. Depuis 2015, le CNVR, qui est financé par l’État, a pris le relais de la Commission. Nous sommes environ 75 personnes à travailler au sein du Centre, dont 15 archivistes.

    Où en sont les travaux du CNVR aujourd’hui ?

    Nous avons récolté plus de 4 millions de documents numériques, dont 30 000 photographies. Curieusement, pour celles-ci, le nom des enseignants est renseigné, mais pas celui des enfants. Nous avons pour projet de retourner les photographies aux communautés pour qu’elles nous aident à retrouver leurs noms. Et quand nous le pouvons, nous redonnons aux familles les images originales de leur enfant. Nous disposons aussi de cartes, de plans de bâtiments, de correspondances et des rapports réguliers qu’envoyaient les pensionnats au gouvernement fédéral. Si ces documents sont également très utiles pour retrouver l’identité des enfants, beaucoup d’informations restent malheureusement manquantes.

    À ce jour, nous avons retrouvé l’identité de près de 4 100 enfants. Sur le site internet du CNVR, une page est dédiée à leur mémoire. Si certaines données sont privées - à la demande des familles - d’autres sont accessibles à ceux qui recherchent une personne via son nom ou celui de son pensionnat. Cela constitue l’un de nos plus gros projets.

    Le CNVR a-t-il également recueilli des témoignages de survivants ?

    En effet, nous avons parallèlement rassemblé près de 7 000 enregistrements de témoignages de survivants et de leurs enfants. Nous collaborons avec les experts de l’Organisation nationale du film (ONF) dans le cadre d’un programme de préservation pour copier et conserver ces enregistrements. Ils sont très précieux, car ils représentent la mémoire directe et originelle de ces survivants.

    Les survivants s’adressent-ils directement à vous ?

    Tout à fait, car c’est notre responsabilité de leur fournir tous les documents existants sur leur passage dans un pensionnat. Nous sommes fiers d’avoir pu répondre à plus de 1 000 demandes, à ce jour. Nous espérons embaucher davantage d’archivistes et, grâce à ses nouvelles ressources, déployer une base de données plus complète pour les recherches en ligne.

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    Quelles grandes problématiques rencontrez-vous dans vos missions ?

    La dispersion des archives sur le territoire et entre les différentes entités représente un grand défi. De plus, nous faisons face à des questions d’ordre juridique, car les archives peuvent être publiques ou privées, ce qui rend leur acquisition et leur diffusion parfois difficiles.

    Par ailleurs, plusieurs fosses communes ont été découvertes en 2021 autour des pensionnats, ce qui a ravivé les débats et remis le sujet au cœur de l’actualité. Nous avons remarqué que la mise en lumière de ces crimes et la pression publique ont adouci les relations avec le gouvernement fédéral et les différentes églises, qui ont été plus à même de collaborer avec nous.

    Par exemple, nous avons récemment signé un accord avec les congrégations des Oblats de Marie-Immaculée (OMI) Lacombe pour récupérer le dossier personnel de près de 700 prêtres ayant enseigné dans les pensionnats du nord et de l’ouest du Canada. Nous avons également eu accès à des Codex Historicus (Codex détaillant qui a visité un établissement et les événements qui s’y sont déroulés.) de l’Église catholique. Les communautés ont aussi leurs propres règles issues des négociations postcoloniales. Nous devons respecter ce droit autochtone dans le traitement des archives.

    Ces relations que nous lions avec les différentes parties prenantes doivent perdurer. Comme a dit l’honorable Murray Sinclair (premier sénateur autochtone et éminence grise de ce mouvement, décédé en novembre dernier) : "il aura fallu sept générations pour détruire les communautés autochtones, il en faudra tout autant pour les reconstruire…".

    Quelle est la posture nécessaire, lorsqu’on travaille sur des sujets encore si sensibles ?

    Travailler sur des informations sensibles dotées d’une dimension historique et dramatique oblige à beaucoup réfléchir à la façon de partager les informations que nous récoltons sans blesser davantage les communautés. Par ailleurs, nous faisons également face à des personnes qui veulent nier ces faits. Le travail du CNVR est donc primordial pour le droit à la connaissance et pour réhabiliter pleinement l’histoire des Autochtones dans celle du Canada. Seule la vérité permet à la société d’avancer.

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