Entretien avec Tristan Nitot, qui a fondé et dirigé l'association Mozilla Europe jusqu'en 2015 et qui travaille désormais pour la start-up Cozy. Il vient de publier Surveillance, les libertés au défi du numérique : comprendre et agir (C & F éditions).
Votre ouvrage s’ouvre sur une expérience personnelle : votre smartphone vous avertit qu’il est temps de partir pour être à l’heure à un rendez-vous, Google trace en continu vos déplacements dans Paris, et les publicités que vous recevez correspondent à vos goûts personnels. Avez-vous encore une vie privée ?
J'ai indéniablement une vie privée ! Mais il est vrai que je m'expose beaucoup en donnant des conférences, en parlant sur Twitter, en bloguant... Ma vie privée est peut-être plus restreinte que celle d'un "individu moyen" et puis tout dépend de la définition de la vie privée. Google et Facebook savent-ils tout de moi ? On pourrait penser que non, mais j'essaie de démontrer qu'ils en savent beaucoup. Car, en cascade, il y a des agences gouvernementales qui se sont fixé comme objectif de tout savoir sur tout le monde.
Or Edward Snowden nous a appris que la surveillance de masse a été rendue économiquement possible par la centralisation de nos données chez les grands acteurs d'internet. Écouter 7 milliards de Terriens, c'est compliqué, mais écouter 3 milliards d'internautes qui mettent toutes leurs données sur quelques sites ça devient économiquement possible.
Les créateurs d’internet étaient épris de liberté et animés par une grande envie de partage des connaissances. Aujourd’hui, « tous nos pas dans le cyberespace sont suivis, enregistrés et analysés », dites-vous. Comment en est-on arrivé là ?
Je viens de fêter mes 50 ans et je me considère comme un vieux natif du numérique. J'ai commencé l'informatique en 1980 et j'ai porté ces valeurs de partage et d'humanisme. Aujourd'hui, avec le recul, je ne suis pas subitement devenu technophobe, mais je me rends compte qu'il faut séparer le bon grain de l'ivraie : tout n'est pas positif dans cette société du numérique.
Nous sommes arrivés à un phénomène de centralisation des données. Cela s'explique : c'est du business ! C'est le modèle capitaliste qui, avec ses capital-risqueurs, investit dans des sociétés qui accumulent des données afin de les monétiser. Cela pousse à la centralisation des données ; cela pousse également au profilage de l'utilisateur pour lui envoyer de la publicité ciblée. Le partage et la décentralisation qui étaient au coeur du web ont été noyés au milieu de ces forces puissantes de centralisation et de profilage.
Ces investisseurs ont-ils mis la main sur la main au détriment des premiers utilisateurs d'internet ?
Ceux que l'on appelle les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont souvent perçus comme étant l'internet. Mais Facebook passe des accords contraires à la neutralité du net avec certains opérateurs pour permettre l'accès gratuit à sa plateforme. Magnanime, Facebook explique qu'elle offre aussi l'accès à Wikipédia et à une poignée d'autres sites. Mais l'accès à d'autres sites est payant... Peut-on considérer comme philanthrope le dealer de drogue qui offre la première dose ?
Vous rappelez que Google s’est donné pour « mission d’organiser l’information du monde, de la rendre utile et accessible de partout ». Comment expliquer le succès planétaire de Google alors que dans le même temps nous critiquons Google et qu'il existe des outils alternatifs ?
Notons d'abord que les alternatives à Google ne sont pas si nombreuses : pour la recherche, il existe par exemple le moteur européen Qwant. Ensuite, les technologies numériques ont infiltré la société, mais sans que celle-ci n'ait été formée aux enjeux du numérique. Les enfants sont à l'aise dans cet univers, mais les adultes, et plus encore les séniors, ont plus de mal avec le numérique. Et, malheureusement, il n'existe pas de formation au numérique. Dans le même temps, il y a une injonction à se servir de ces outils. Mais il n'y a pas de pensée critique sur ces questions importantes : pourquoi est-ce gratuit ? quel est le modèle économique ?
Prônez-vous un enseignement de la recherche documentaire et de l'utilisation de tous ces outils dès le plus jeune âge ?
Oui, ce serait une bonne idée. Mais encore faut-il que les professeurs soient eux-mêmes formés !
Le philosophe Bernard Stiegler présente les Gafa comme « les cavaliers de l’apocalypse » ! Faut-il seulement se méfier de Google, Apple, Facebook et Amazon ? Et faire confiance aux autres y compris les nouveaux entrants comme Uber, par exemple ?
Pas du tout ! Ce système produit inévitablement des Gafa ! Et tous ceux qui essaient de les détrôner sont probablement de la même eau. A ses débuts, Google proposait des choses intéressantes d'un point de vue éthique. Mais avec l'arrivée de Facebook, qui a une boussole éthique moins affûtée, Google a été entraîné vers le fond. Google a du mal à garder son cap éthique alors qu'il est en train de se faire doubler par Facebook. Les nouveaux entrants vont être pires que les acteurs plus anciens. Au final, tout le monde va vers le pire.
Faut-il se tourner vers des outils alternatifs comme Framasoft, Firefox, Opera ou Open Office ?
Autant que faire se peut, oui. Dans ce livre, après avoir décrit les problèmes, je propose des solutions. Je souhaite inciter les internautes à résister à la surveillance grâce à quelques règles d'hygiène informatique. Il est possible de limiter la surveillance à défaut de la supprimer totalement. Je souhaite lutter contre la résignation en utilisant, au choix, Firefox, Qwant...
Ces solutions sont-elles issues du logiciel libre ?
Oui, pour des raisons finalement assez simples. Le juriste Lawrence Lessig fait un constat : "Code is law" ("le code informatique, c'est la loi"). Celui qui écrit le code du logiciel a tout pouvoir sur ce que l'utilisateur final peut faire. Le codeur n'est ni député, ni juriste, mais c'est lui qui décide de ce que l'on peut faire ou pas avec un smartphone ou avec un logiciel. Au XIXe siècle, c'est le parlementaire qui faisait la loi ; aujourd'hui, alors que l'informatique est partout, c'est l'informaticien qui fait la loi.
Que sait-on de la surveillance du cyberespace par les Etats ?
Grâce à Edward Snowden qui a transmis une masse considérable de documents de la NSA, nous en savons beaucoup sur le vaste programme de surveillance mis en place par les Etats-Unis. N'oublions pas non plus que les Etats-Unis ont passé des accords avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et le Canada dans le cadre d'une alliance des services de renseignement connue sous le nom de Five Eyes. En ce qui concerne la France, nous ne disposons pas d'autant d'informations, mais nous pensons qu'il existe des choses comparables probablement à une moindre échelle, faute de moyens.
Vous évoquez les « beacons » ces capteurs disposés dans les rues : de quoi s’agit-il ?
Il s'agit de capteurs utilisés essentiellement à des fins publicitaires. Ils permettent de suivre le parcours client d'un individu grâce à son téléphone. On sait ainsi si celui-ci est déjà venu dans ce magasin, combien de temps il y passe et les rayons qu'il visite. En rapprochant ce parcours client de son identifiant (Gmail par exemple), on peut lui envoyer un message personnalisé. Notons que Google a récemment revu ses conditions générales d'utilisation (CGU) afin que les données de profilage deviennent nominatives.
Vous avez été l'un des fondateurs puis présidé l’association Mozilla Europe qui est à l'origine de la création du navigateur Firefox. Quel souvenir en gardez-vous ?
Ce fut une aventure passionnante et exaltante qui m'a permis de vivre une utopie en marche : rassembler des bénévoles autour d'un projet de valeur (Firefox) et aller botter les fesses de Microsoft ! D'un point de vue financier, ça n'a pas été facile tous les jours, mais au bout du compte ce fut une victoire. Firefox a donné un vent d'espoir au web et à tous ceux qui créaient des sites web. J'ai toujours considéré le web comme une promesse formidable et étais très triste de voir Microsoft planter cette promesse en arrêtant de développer Internet Explorer après avoir coulé Netscape. Cela dit, Microsoft reste extrêmement profitable grâce à son marché entreprise.
Je constate que le monde informatique change à une vitesse vertigineuse. Il n'est pas complètement exclu que Facebook et Google aient disparu dans les quinze ans à venir. Voyez où en est Yahoo! aujourd'hui...