Lors d'un discours prononcé en 1981, publié ensuite sous le titre De Bibliotheca, Umberto Eco a présenté avec énormément d'humour sa vision de la bibliothèque en tant qu'institution. Savoureux.
Mondialement célèbre grâce à son roman Le Nom de la rose, l'écrivain et philosophe italien Umberto Eco est décédé le 19 février 2016 à l'âge de 84 ans. Celui qui aimait comparer dieu à une bibliothèque était reconnu pour son érudition et sa passion des livres (il en possédait plus de 50 000 : découvrez-ici à quoi ressemblait sa bibliothèque). Mais saviez-vous qu'il s'intéressait également beaucoup à la bibliothèque en tant qu'institution ?
La bibliothèque rêvée d'Umberto Eco
Umberto avait publié en 1986 De Bibliotheca, un petit ouvrage dont le texte était issu d'une conférence prononcée le 10 mars 1981 à l'occasion du 25e anniversaire de l'installation de la Bibliothèque communale de Milan, dans le palais Sormani. Dans ce discours (dont le texte est accessible ici), il livre en toute liberté son point de vue de chercheur et de professeur sur ce que devrait être une bibliothèque, un lieu ouvert et facile d'accès dédié au lecteur et à son bien-être... et avec énormément d'humour ce qu'elle ne devrait pas être.
Selon lui, la bibliothèque idéale est une "une grande machine pour le temps libre, comme le Musée d'art moderne de New York, où l'on peut tour à tour aller au cinéma, se promener dans le jardin, regarder les statues et manger un vrai repas". L'écrivain affirme alors avoir trouvé dans la Bibliothèque Sterling de Yale ou dans la bibliothèque de l'Université de Toronto des modèles s'approchant de sa "bibliothèque rêvée".
"Le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi"
Afin d'étayer sa démonstration, Umberto Eco liste d'abord 21 points représentatifs du modèle imaginaire de ce qu'il considère être une mauvaise bibliothèque : on y retrouve des considérations aussi loufoques que savoureuses telles que :
- "la cote doit être impossible à transcrire, si possible très longue..." ;
- "le temps entre la demande et la réception des livres sera très long" ;
- "ne pas prêter plus d'un livre à la fois" ;
- "on évitera autant que possible l'existence de tout photocopieur ; si par hasard il en existe un, y accéder sera une entreprise longue et laborieuse" ;
- "le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi, un désoeuvré (sinon il serait au travail), un voleur potentiel" ;
- "le prêt inter-bibliothèques sera impossible et dans tous les cas il exigera des mois ; de toute façon on sera dans l'incapacité de savoir ce qu'il y a dans les autres bibliothèques" ;
- Et de ponctuer ainsi sa démonstration : "dans l'idéal, l'utilisateur ne devrait pas pouvoir entrer à la bibliothèque ; en admettant qu'il y entre, exigeant de manière pointilleuse et irritante de jouir d'un droit qui lui a été accordé en vertu des principes de 89, mais qui reste encore étranger à la sensibilité collective, il ne doit pas et ne devra jamais, quoi qu'il en soit, pénétrer dans les travées et il lui faudra se borner à traverser rapidement la salle de consultation".
Horaires et libre-accès
Citant en exemple les bibliothèques de Yale et de Toronto, évoquées précédemment, Umberto Eco évoque ensuite la question (aujourd'hui épineuse) des horaires d'ouverture au public des bibliothèques et notamment celle du dimanche. C'était il y a plus de 30 ans :
" [...] je vais faire un amalgame des deux pour dire pourquoi ces deux bibliothèques me plaisent. Elles sont ouvertes jusqu'à minuit et même le dimanche (la bibliothèque Sterling est fermée le dimanche matin mais elle ouvre de midi à minuit ; elle est fermée un soir par semaine, le vendredi)."
Il cite ensuite également deux points très importants pour lui, mais qui semblent datés aujourd'hui : l'importance du "libre-accès au document" (encore très peu développé au début des années 80 en Italie) et celle de pouvoir consulter une oeuvre sur un autre support que le livre papier, alors qu'internet n'existait pas encore. Ses préconisations à l'époque : le CD-Rom et les microfiches.
"Xérocivilisation"
L'écrivain évoque ensuite ce qu'il appelle la "xérocivilisation", c'est à dire la "civilisation de la photocopie" :
"En dépit des grands avantages qu'elle procure, entraîne avec elle une série de dangers pour l'édition, même d'un point de vue légal. C'est avant tout la mort de la notion de droit d'auteur. Dans ces bibliothèques où il y a des dizaines et des dizaines de photocopieurs, il est vrai que si vous allez au service de reprographie qui se charge de faire les photocopies du livre que vous lui laissez, à un tarif inférieur, le jour où vous demandez la photocopie d'un livre entier le bibliothécaire vous dit que c'est impossible à cause de la loi sur les droits d'auteur. Mais si vous avez assez de monnaie et si vous photocopiez votre livre tout seul, personne ne dit rien".
"Une bibliothèque où l'on ait envie d'aller"
Enfin, Umberto Eco évoque "le problème de l'éducation", qu'il résume ainsi : "il faut choisir si l'on veut protéger les livres ou les faire lire". Et de proposer sa réponse :
" [...] accepter plus de risques pour la préservation des livres mais avoir tous les avantages sociaux de leur plus large circulation. Si la bibliothèque est comme le veut Borges un modèle de l'Univers essayons de le transformer en un univers à la mesure de l'homme ce qui veut dire aussi, je le rappelle, un univers gai, avec la possibilité d'un café-crème, et pourquoi pas, pour nos deux étudiants, de s'asseoir un après-midi sur un canapé et je ne dis pas de s'abandonner à d'indécentes embrassades, mais de vivre un peu leur flirt dans la bibliothèque pendant qu'ils prennent et remettent sur les rayons quelques livres d'intérêt scientifique ; autrement dit une bibliothèque où l'on ait envie d'aller et qui progressivement se transforme en une grande machine pour le temps libre".