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En quelques décennies, le monde du travail a été profondément bouleversé par la révolution numérique. Quel est l’état des lieux du monde professionnel en 2023 ?
C’est un monde profondément déstabilisé qui a perdu un certain nombre de repères et de fondamentaux sous les effets conjugués des différentes crises (sanitaires, économiques, écologiques), du déploiement des nouvelles formes de travail hybrides (télétravail, flex-office, nomadisme…), de l’arrivée massive de technologies émergentes (IA, réalité immersive…) et des attentes d’une nouvelle génération de salariés qui cherche à retrouver un sens et un équilibre dans leur engagement professionnel (harmonie entre vie privée et travail, développement durable, inclusion et diversité…)
Ce questionnement va donc bien au-delà de la seule question du travail hybride ?
Oui, car les salariés sont en quête d’autres valeurs et de sens dans leur rapport au travail, à l’entreprise et donc à eux-mêmes. Bien sûr, cela oblige les entreprises à interroger leur modèle d’intégration et de socialisation organisationnelles. Mais plus encore, elles doivent repenser les conditions d’exercice et de réalisation du travail, à la fois en tant que facteurs d’accomplissement de soi, de bien-être et de santé.
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De récentes études ont d’ailleurs démontré que la santé mentale des salariés est la seconde cause des arrêts de travail, après les maladies ordinaires.
Vous faites une distinction entre les transitions digitales et les transformations digitales. Qu’est-ce qui les distingue ?
Les transitions digitales sont celles qui sont préparées et organisées afin d’éviter des ruptures en matière d’usages et d’expérience professionnels. Elles sont intégrées dans les pratiques de façon progressive pour permettre aux salariés de mieux faire leur travail. Ces transitions sont coconstruites avec les salariés et se réfèrent au métier et à l’écosystème sociotechnique du travail.
À l’inverse, les transformations digitales désignent les technologies disruptives : les salariés n’y ont pas été associés et leur point de vue n’a pas été pris en compte. Les transformations digitales génèrent donc des pertes de repères qui sont susceptibles de fragiliser les savoir-faire et de provoquer une précarisation professionnelle. Face à de nouvelles technologies qu’ils ne maîtrisent pas, les salariés ont le sentiment d’être moins performants, et surtout d’être incompétents dans leur propre travail.
Les transformations digitales sont donc non seulement très exigeantes cognitivement, car il faut sans cesse apprendre de nouveaux outils et désapprendre d’anciennes pratiques, mais elles sont aussi déstabilisantes professionnellement. Ces changements d’outils incessants fragilisent les salariés.
Avez-vous observé des cas de rejet des outils numériques dans le cadre de vos observations ?
Oui, y compris lorsque les organisations déploient des outils qu’il est nécessaire d’utiliser. Dans ces cas-là, certains salariés peuvent détourner l’outil en inventant de nouveaux usages. D’autres continuent d’utiliser d’anciens outils qui leur conviennent mieux tout en utilisant les nouveaux.
C’est particulièrement le cas avec les progiciels de gestion intégrée, qui sont très contraignants. On a aussi observé des cas de compétition entre l’humain et la machine : ils se traduisent alors par des sabotages consistant à injecter des données erronées pour insinuer le doute et compromettre la fiabilité de l’outil.
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Vous évoquez les technologies supplétives, capacitantes et habilitantes. De quoi s’agit-il et quel est leur impact sur le travail ?
Ces technologies permettent aux salariés de réaliser leur activité plus (efficience) et mieux (sens) avec elles, que sans elles. Elles ont pour vocation à augmenter les capacités d’action et d’imagination des professionnels tout en réduisant le coût des exigences. Elles reconnaissent le savoir-faire et les potentiels des individus et favorisent la prise d’initiative et la créativité.
Elles respectent aussi la mise en œuvre des règles de métier et des critères de qualité du professionnel. Ce pouvoir d’agir, soutenu et entretenu par ces technologies, est alors un facteur de bien-être au travail et de renouvellement du métier. Par exemple, des robots d’assistance chirurgicale permettent aux praticiens d’imaginer de nouvelles opérations lors desquelles ils peuvent aller au-delà de la rotation à 180 degrés du poignet.
Peut-on d’ores et déjà évaluer l’impact du télétravail et du travail hybride sur la santé des travailleurs ?
On peut analyser cet impact de deux façons. Il a eu un coût en ce qui concerne la santé mentale, car les salariés doivent inventer de nouvelles façons de travailler dans des configurations inédites. Jadis, l’entreprise fournissait un cadre de lieu, de temps et d’organisation, dans lequel le salarié n’avait qu’à réaliser ses missions. Avec le télétravail, le travail hybride et le flex-office, tout cela a éclaté et a favorisé l’isolement. C’est à l’individu de reconstruire ces repères, seul.
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Autre impact, le travail devient de moins en moins saisissable, car il se dématérialise, invisibilise notre contribution et notre propre utilité, et s’individualise. On se voit moins travailler et les autres aussi. Or, la reconnaissance du travail (de soi par soi et de soi par les autres) est un facteur essentiel de la construction identitaire des salariés.
Nonobstant, le télétravail donne également satisfaction à beaucoup de personnes qui y trouvent des avantages dans l’organisation de leur vie professionnelle et personnelle. De très nombreux salariés ne voudraient pas revenir au temps d’avant. Il faut simplement rediscuter des modalités et des équilibres.
Peut-on également évaluer leur impact sur la productivité ?
Certaines études montrent une augmentation significative de la productivité des salariés qui s’investissent davantage dans le travail à distance, car ils le vivent comme une sorte de privilège (notamment par rapport à ceux qui n’en bénéficient pas). Ils souhaitent ainsi montrer leur reconnaissance à l’entreprise.
Autre élément qui joue en faveur de la productivité : le travail à flux tendu. Les salariés sont moins "perturbés" par des réunions impromptues et par des sollicitations intempestives (pause café, cigarette). Ils peuvent mieux organiser leur journée de travail, même si des dispersions et sollicitations numériques sont très nombreuses.
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En 2008-2009, une trentaine de suicides ont eu lieu au sein de France Télécom. Qu’avons-nous appris de ce drame ?
Ce drame résulte d’une approche très brutale du management et d’une vision très descendante - voire condescendante - des transformations organisationnelles de l’entreprise. Ces manœuvres coercitives voyaient l’individu comme une simple variable d’ajustement qui devait se soumettre (ou sinon se démettre) face aux injonctions d’une direction peu sensible au bien-être des professionnels, à la qualité de leur travail, ainsi qu’à leur l’engagement.
Ce "modèle" a sciemment dégradé le rapport subjectif que chacun avait tâché de construire par et pour son travail. J’entends par "rapport subjectif" tout ce que le salarié met de lui dans l’exercice de son métier : sa créativité, sa capacité à innover, sa volonté de bien faire, etc.
Lorsque les décisions prises de façon verticale et brutale vont à l’encontre de ce que les salariés estiment être vital pour leur travail, cela a inévitablement des répercussions négatives sur le vécu qu’ils en ont. Pour être franc, je ne suis pas sûr que l’on ait tiré les bons enseignements de ce qui s’est passé chez France Télécom.
Avec l’intelligence artificielle, des outils sont parfois déployés comme des "impensés". Il s’agit là d’une vision "technocentrée", dans laquelle l’homme devient à nouveau une variable d’ajustement qui doit servir le système qui devait l’assister, et se soumettre.