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Bernard Stiegler : « Le fabuleux marché de la mémoire pourrait devenir un marché de l’amnésie »

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    Bernard Stiegler : « Notre société repose désormais sur le contrôle des comportements » (B. Stiegler)
  • Bernard Stiegler est philosophe, professeur et directeur de l’Institut de recherche d’innovation (IRI) du Centre Pompidou. Ses travaux portent sur les mutations industrielles et technologiques, notamment dans le domaine numérique. Il a également été directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina). 

     

    Pourquoi la mémoire est-elle devenue, à vos yeux, le principal enjeu politique et économique d’aujourd’hui ?

    La mémoire est devenue le moteur de l’économie. C’est ce qu’on appelle l’économie des data qui est en réalité une économie de la mémoire. Le traitement de données de masse permet de réaliser des analyses comportementales à travers les parcours d’internautes. Notre société repose désormais sur l’analyse, le contrôle et la production des comportements. Or le comportement est conditionné par la mémoire.


    Les industries de l’information et de la communication sont fondées sur la mémoire, mais aussi sur ce que j’appelle les psycotechnologies qui forment un psychopouvoir. Les économistes savent que les phénomènes psychologiques jouent un rôle majeur : la confiance, le fantasme, le consentement, la motivation… Selon Max Weber, le capitalisme ne tient que tant qu’il est capable de produire une motivation plus forte que les inconvénients qu’il engendre. Accéder à l’information - donc à la mémoire - est vital.

    Aujourd’hui presque plus personne ne mémorise un numéro de téléphone, car le smartphone le fait à notre place… Sommes-nous devenus dépendants des technologies de la mémoire ?

    Oui et nous le sommes d’autant plus que les stratégies industrielles contribuent à créer de la dépendance : fidéliser les clients et les abonnés est devenu l’obsession du capitalisme. Le capitalisme s’intéresse de moins en moins à ce qu’il produit et de plus en plus à fidéliser des consommateurs auxquels il est possible de vendre tout et n’importe quoi.
    Cette histoire de numéro de téléphone que plus personne ne mémorise a été posée en son temps par Socrate lorsqu’il a fait la critique de l’écriture. S’adressant à Phèdre, il lui fit remarquer que s’il mettait tout dans le livre il n’aurait plus rien en tête !


    De Platon à Nicholas Carr en passant par Adam Smith, Marx et André Leroi-Gourhan, on constate une chose : l’homme se constitue comme homme en extériorisant ses fonctions vitales. L’homme n’est pas autosuffisant et n’est pas viable sans artefact. Il a toujours été dépendant de ses prothèses et il a besoin d’une mémoire sociale.

    La situation est-elle si préoccupante que cela ?

    Le problème, c’est que de nouvelles prothèses arrivent sans arrêt et qu’on leur délègue de plus en plus de mémoire. Il faut réintérioriser cette mémoire. Aujourd’hui, la mémoire extériorisée apporte des choses fabuleuses ; malheureusement, tout cela est passé sous le contrôle du marché. Celui-ci a intérêt à créer de la dépendance et à empêcher de l’intériorisation...

    Nous sommes à la croisée des chemins. Au sein de l’Observatoire B2V des Mémoires, nous travaillons avec des historiens, des informaticiens et des neuropsychologues pour inventer une réponse et aller au-delà de ce fabuleux marché de la mémoire qui pourrait devenir un marché de l’amnésie.

    Google est l’un des principaux acteurs de la technologie de la mémoire et de l’accès à l’information. Son hégémonie représente-t-elle un danger ?

    Cette hégémonie est dangereuse dans d’innombrables dimensions. Si Google décide de bloquer l’accès aux livres qu’il numérise, que va-t-il advenir de ces livres ? Si Google ferme l’accès à toute la mémoire du monde qu’il veut rassembler, que va-t-il se passer ?


    En réalité, il faudrait parler de Gafa : Google, Apple, Facebook et Amazon. Certains Américains les ont surnommés « les cavaliers de l’apocalypse » ! À eux quatre, ils constituent un monopole qui gère quasiment l’ensemble de la mémoire, des archives, de la culture. L’affaire Snowden a par ailleurs montré qu’ils ont fourni des informations personnelles aux services secrets américains.
    Face à cela, je constate l’inconscience des hommes politiques français…

    Les hommes politiques français sont-ils à ce point ignorants de ces enjeux ?

    Ils sont soumis à un matraquage idéologique constant, car les Américains sont très forts dans les domaines du lobbying et des stratégies d’influence. Voyez comment François Hollande a immédiatement accepté les 60 millions d’euros proposés par Google pour le fonds d’aide à la presse ! Une goutte d’eau par rapport aux gains de Google.
    Les Français et les pays latins sont très faibles pour résister à ce lobbying alors que les Allemands et les Anglais sont plus vigilants.

    Mais il est également incontestable que Google apporte de nombreux services aux internautes…

    Je tiens à préciser que j’ai une grande admiration pour Google. Si Google cessait de fonctionner, je serais très, très ennuyé ! Par ailleurs, cela fait 25 ans que je travaille sur les moteurs de recherche et lorsque j’ai vu arriver Google il y a une quinzaine d’années, j’ai trouvé ça admirable ! Mais Google consomme également 3 % de l’électricité aux États-Unis, soit plus que toute l’aviation américaine.

    Autre problème : les bénéfices de Google proviennent des célèbres "adwords", ces mots que Google vend aux enchères. Cette vente aux enchères permet ensuite à Google de valoriser les contenus de ceux qui ont acheté ces mots. Tout cela a des effets sur le fonctionnement du moteur de recherche et produit une valorisation sémantique de certains mots et une dévalorisation d’autres mots.

    Vous vous êtes également intéressé à la fonction d’autocomplétion (suggestions de recherche) de Google. Pourquoi ?

    Avec l’autocomplétion, Google crée de la dysorthographie progressive, car on désapprend l’orthographe comme on désapprend les numéros de téléphone… L’autocomplétion produit également une désémantisation par la hiérarchisation de l’information propre à Google. Quant à la traduction automatisée proposée par Google, elle risque de détruire certaines langues. 

    Contrairement au constat pessimiste de l’essayiste Nicholas Carr, vous affirmez que le numérique est porteur de positivité. Lesquelles ?

    Le numérique est devenu toxique, car nous n’en avons pas encore produit la thérapeutique. Au sein de l’Institut de recherche et d’innovation et de l’association Ars Industrialis, nous essayons de développer des thérapeutiques. Nous pensons que le numérique devrait créer de la néguentropie c’est-à-dire de la différenciation plutôt que de l’entropie, c’est-à-dire de l’indifférenciation.

    Nous pensons également qu’il faut réorienter le web et que c’est à l’Europe d’y œuvrer, car c’est en effet l’Europe qui a inventé le web. La France y a d’ailleurs joué un rôle important avec sa politique télématique et le remarquable rapport Nora-Minc de 1977. A son origine, le web était un espace de circulation, d’archivage et d’éditorialisation qui a permis une extraordinaire production néguentropique. 
    Malheureusement, aucune politique européenne n’a accompagné ce mouvement. Les États-Unis s’en sont emparés et en ont fait un marché qui a progressivement dénaturé le web. Celui-ci est désormais sous les recommandations de Google, Apple, Facebook et Amazon qui privilégient la calculabilité des traces laissées par les internautes. 

    Vous avez été directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel de 1996 à 1999. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience dans le monde des archives ?

    Je suis arrivé à l’Ina sur une base scientifique pour concevoir les stations de lecture audiovisuelles de l’Inathèque. J’avais également des idées très précises sur une série d’enjeux : la numérisation des fonds, le développement d’une aide informatique à l’archivage via des algorithmes, le marché des archives… Il faut par exemple savoir comment passer d’une archive patrimoniale à une archive commerciale.

    J’ai beaucoup appris au contact de Jean-Michel Rhodes qui avait une connaissance remarquable des fonds de l’Ina et qui a développé un génie archivistique.
    Mais gérer un établissement de 1 000 personnes n’est pas facile ! Je retiens tout de même la grande qualité professionnelle des 350 documentalistes de l’Ina… essentiellement des femmes.

    PROPOS RECUEILLIS PAR BRUNO TEXIER

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