Face au numérique, les métiers de l’infodoc sont en mutation. Comment réagissent les professionnels et leurs associations ? Comment évolue l’offre de formation ? Vers quelles fonctions se tourner ? Avec quelles compétences ? Nathalie Berriau, présidente de l’ADBS, Ghislaine Chartron, responsable de l'INTD-Cnam, Guy Delsaut, président de l’association belge de documentation (ABD-BVD) et Béatrice Foenix-Riou, consultante formatrice, répondent. Un débat organisé par Archimag.
Selon notre enquête auprès de nos lecteurs, 41 % estiment que, pour leurs centres ou services de documentation, les perspectives sont “peu” ou “pas favorables” : qu’en pensez-vous ?
Ghislaine Chartron : Tout d’abord, une remarque globale : les professionnels du management de l’information ne sont pas les seuls à voir leurs métiers transformés par le numérique, aujourd’hui, tout le monde est touché.
Nathalie Berriau : Oui, la vague numérique frappe tout le monde, ce qui se passe est normal.
GC : Si le centre de documentation a disparu dans l’entreprise, dans le public (association, université, etc.), il existe toujours. Dans certains contextes, on a toujours besoin d’un lieu physique de consultation. Mais l’objet du management de l’information se déplace, notamment vers la gestion de l’information interne qui constitue un vrai levier de croissance. Or, pour celui qui ne sait pas se positionner, il est certain que les perspectives peuvent paraître peu favorables. C’est l’effet internet-Google. Nous sommes tous devenus des veilleurs. Nos compétences de premier niveau sont devenues transversales.
Guy Delsaut : La tendance est à la disparition dans une certaine mesure seulement, car le métier surtout évolue. Aujourd’hui, les entreprises du secteur privé voient moins l’intérêt du spécialiste du traitement de l’information. Elles recrutent d’ailleurs de moins en moins de documentalistes. Le secteur public, en revanche, est plus ouvert avec des fonctions plutôt d’archiviste ou de records manager. Nos managers s’étaient recentrés sur l’information et reviennent davantage au document. Je pense pourtant qu’il y a encore un besoin de professionnels de l’information, même si cela n’est pas ressenti par le secteur privé.
Béatrice Foenix-Riou : Les professionnels de l’information et en particulier les veilleurs sont inquiets, car leurs clients pensent qu’on trouve tout avec Google. Eux-mêmes se sentent facilement noyés par les résultats, perçoivent que la recherche d’information est de plus en plus complexe, et ont conscience que la nature même de l’information a évolué (de plus en plus éphémère). Pour autant, si l’inquiétude est de mise, la plupart des professionnels ont pris conscience des mutations du métier. Beaucoup ont des projets, des aspirations et des perspectives. Ils imaginent de nouvelles prestations, ils voient l’avenir dans une veille collaborative.
NB : Ceux qui sont inquiets sont dans des services traditionnels. Il ne convient plus d’attendre le client. Le métier que l’on avait avant, c’est fini. Chaque nouvelle technologie annoncerait notre mort, mais finalement nous sommes toujours là ! La technologie n’a jamais tué le métier. Ce sont les services ou centres de documentation physiques qui sont mis à mal, tandis que de plus en plus de professionnels sont rattachés à d’autres services de l’organisation. Avons-nous une grande capacité d’adaptation ? Oui, dans l’ensemble. Ce n’est pas une question de génération, mais d’envie et de capacité à se remettre en question. D’où la nécessité de la formation.
Quelle est la tendance actuelle en matière de management de l’information ?
BFR : Le professionnel passe aujourd’hui d’un rôle d’expert à un rôle d’accompagnement. Après avoir utilisé de nouveaux outils, mais en gardant les mêmes processus et la même organisation, il comprend l’intérêt de la transversalité. La veille devient collaborative, le mode de fonctionnement “s’horizontalise”. Quant à ses compétences, elles évoluent pour aller vers davantage de collaboration. C’est d’ailleurs la même chose pour le management, le vrai. Il y a moins de fonctionnement pyramidal pour plus de transversalité.
NB : C’est exact, même si dans son nouveau rôle d’accompagnement, le professionnel de l’information reste un expert, non ?
BFR : Oui, mais dans une toute autre posture, et pour une autre finalité : il s’agit de transmettre des compétences en management de l’information à l’utilisateur ou aux structures, pour une plus grande autonomie de chacun à trouver l’information juste.
NB : Le métier évolue, et c’est une chance pour la profession. Si on arrive à bouger vers l’accompagnement et la transition digitale, il y a du potentiel. Une étude Linkedin levait le voile récemment sur les métiers de demain : community manager, data scientist, etc. Il y en a certains sur lesquels nous pouvons nous raccrocher.
Selon vous, quelles sont les menaces qui pèsent sur ces professions ?
GC : Aujourd’hui, la direction de l’information a été fusionnée avec d’autres directions. Ce n’est plus une menace, mais une réalité. Il faut donc mettre l’accent sur la qualité. Car aujourd’hui le “social” semble l’emporter sur le “search”. Le réseau social est devenu prescripteur de l’information, alors qu’il n’a pas forcément la meilleure information. Nos savoir-faire vont inévitablement se diluer dans d’autres choses. On note d’ailleurs une très grande instabilité des intitulés de poste, comme knowledge manager par exemple qui s’applique à tout et n’importe quoi, ou chef de projet, digital officer, responsable qualité, etc. Il faut impérativement faire évoluer les référentiels métier, car Pôle Emploi, les DRH travaillent avec ces codes.
GD : Je pense pour ma part qu’il y a beaucoup d’informations. On vit à une époque de surabondance de l’information. Et finalement, le documentaliste devrait tenir un rôle primordial dans cette société de l’information, un rôle de guide dans cette jungle où se côtoient information et désinformation. Je pense que c’est vraiment le rôle que nous devons jouer, mais notre métier n’est pas forcément très bien connu des recruteurs, d’où l’apparition de postes aux noms très différents. En Belgique par exemple, les cursus bibliothèque-documentaliste ont longtemps été rattachés au domaine “social” où l’on forme aussi bien des assistants sociaux que des bibliothécaires. Ce qui, à mon sens, n’a pas grand-chose à voir.
BFR : La réelle menace, c’est de ne pas chercher à prendre conscience des changements majeurs qui se jouent. Cette prise de conscience exige non seulement de comprendre les effets induits par le digital, mais aussi de voir le digital en tant que manifestation des changements plus amples en entreprise et dans la société.
NB : La veille se retrouve, en effet, diluée dans les profils de poste. Elle doit désormais s’inscrire dans un projet et s’intégrer avec le marketing et le business. Du moins, s’orienter vers une veille plus stratégique. Le problème, c’est que nous sommes perçus d’abord comme des “coûts” et jamais comme “un investissement à long terme”. Les gens pensent qu’on trouve tout sur internet, facilement et gratuitement. Et leur faire comprendre qu’au bout d’un moment pour avoir une information de qualité, il faut payer, c’est compliqué. De plus, nos métiers ne sont pas forcément vus comme de vrais métiers, n’importe qui pourrait nous remplacer... Sauf que sans une solide formation, vous n’êtes pas créatif. Et sans créativité, il n’y a pas de retour sur investissement évident pour la hiérarchie qui se dit finalement qu’elle peut très bien se passer de la fonction. Nous avons un important travail à faire avec l’ADBS pour améliorer le référentiel métier, c’est certain. Il faut aussi savoir se vendre et négocier avec son employeur les fonctions et les outils avec lesquels on est à l’aise (ou pas). Le plus important, c’est d’être conscient que ce que l’on sait faire, d’autres n’en sont pas capables.
Quelle est la place de la technologie dans le management de l’information ?
GD : Trop grande, à mon avis. Il faut revenir à une approche plus intellectuelle. La technologie est importante certes, mais elle prend aujourd’hui trop de place. On privilégie le contenant au contenu. Finalement, les professionnels de l’information se retrouvent à la croisée des chemins entre ceux qui font de la communication et l’informatique.
GC : Notre système d’information documentaire est en train de se fondre dans le système d’information global de l’entreprise ; nous ne sommes plus isolés, nous sortons d’une bulle. Du côté du Cnam, nous avons renforcé les enseignements dans ce domaine, car une culture numérique est devenue indispensable. Les managers sont ainsi formés aux langages du web et aux architectures technologiques. Cette culture est nécessaire pour concevoir des services. C’est vrai que la technologie prend trop de place par rapport aux contenus, mais les spécialistes de l’info ne peuvent pas faire l’impasse sur une bonne culture dans ce domaine. D’autant que s’ils désirent se former, c’est possible avec des Mooc et des unités d’enseignement plus accessibles que jamais.
Selon vous, quelles sont les opportunités qui s’offrent à ces professions ?
GD : Les formations. En Belgique, le document control a du succès et tout ce qui est lié à la documentation technique est aussi en train d’émerger.
GC : Je pense que, dans le secteur public, les “humanités numériques” (assister le travail des chercheurs par exemple, le CNRS est très demandeur) et l’open access (ils deviennent producteurs de contenus) font partie des nouveaux positionnements. Les data ? Il faut aussi s’en emparer pour ne pas laisser les spécialistes des algorithmes occuper seuls ce terrain ; nous avons à composer avec d’autres aujourd’hui. N’oublions pas que les données doivent être de qualité pour être exploitées. Nous avons besoin de nouveaux outils (data visualisation, data mining, etc.) et de nouvelles approches pour les visualiser. Le Cnam propose d’ailleurs un nouveau master méga-données et analyse sociale, en apprentissage, qui intéresse à la fois les informaticiens en vue d’une spécialité data et des étudiants en SHS (sciences humaines et sociales) qui veulent des compétences techniques pour répondre au marché du travail. Le KM (knowledge management) ? C’est un peu fourre-tout. L’expérience utilisateur ? C’est important de retenir l’usager. Regardez les sites web, ils changent sans cesse. La veille ? Elle va être intimement liée à la décision et à la stratégie de l’entreprise. Moralité : il faut se fondre dans l’organisation pour exister et survivre. Par ailleurs, on commence à entendre parler de “sciences de la décision” pour englober les disciplines qui ont trait à la compréhension de l’entreprise, de sa stratégie, etc. ; c’est une piste intéressante.
BFR : Il faut, en effet, se rapprocher des autres métiers dans l’entreprise. Car ils ont aussi besoin des savoir-faire du professionnel de l’information. En faisant preuve d’élasticité et de pondération, les documentalistes peuvent accompagner leurs structures dans leur transformation. Les projets de transformation numérique sont, pour moi, des opportunités.
NB : Nous devons absolument sortir des ornières pour être intégrés dans des groupes de travail sur les projets des autres. Nous devons savoir comment fonctionne l’entreprise et comprendre son environnement de travail. Ingénierie documentaire, maîtrise d’ouvrage, architecture, KM sont autant d’opportunités à saisir. Avec des compétences numériques très fortes et un soin tout particulier à l’apport de plus-value à nos informations. Le concept de “science de la décision” est à ce titre plutôt séduisant. Quant aux data, oui, il s’agit d’une nouvelle forme de contenu. Mais pour cela, il faut s’adjoindre les compétences des autres (informaticien, statisticien, communication, etc.). L’important étant de comprendre ce sur quoi on est bon et ne pas aller au-delà.
Y a-t-il des compétences longtemps inhérentes à nos professions qui vous paraissent aujourd’hui obsolètes ?
NB : Non, je pense qu’il est important de connaître la “mécanique” documentaire et la structuration de l’information. Il y a une question de changement de posture ; quand on est à l’aise dans son métier, on change plus facilement de posture.
BFR : Je ne pense pas non plus. Le contexte et les finalités d’usage changent, mais les compétences sont plus jamais d’actualité. Il s’agit de les adapter au contexte et de les transmettre.
Vers quelles nouvelles compétences faut-il aujourd’hui absolument s’orienter ?
GC : La maîtrise des technologies informatiques, on en revient encore là. Je pense cependant qu’il y a une revalorisation de la fonction d’indexation, de création de référentiels dans tous les dispositifs afin de mieux qualifier l’information pour diverses exploitations. Il y a aussi des demandes pour l’image, mais on est souvent davantage dans la communication. L’image demande des compétences particulières. Nous proposons d’ailleurs une licence professionnelle métiers de la documentation audiovisuelle depuis de nombreuses années ; le Dam (digital asset management), la gestion du droit d’auteur y tenant une place renouvelée. Il convient également d’être plus communiquant, plus entrepreneur et force de proposition. Si on ne suscite pas des projets transversaux, on va manquer des opportunités (portail, etc.). Par ailleurs, il faut aussi aimer le “service” et avoir un certain “goût des autres”.
GD : Le traitement de l’image et de la vidéo. Les technologies ne sont pas encore suffisamment avancées pour pouvoir se passer d’une indexation humaine. Comme les documents multimédia sont de plus en plus répandus, il y a un réel besoin dans ce domaine. Vu la globalisation de l’économie, la pratique de l’anglais est également bienvenue. En Belgique, d’autres langues dont le néerlandais et l’allemand entrent en ligne de compte. Quant au savoir-être, il est essentiel. Les documentalistes sont généralement réservés et ne savent pas trop se vendre. Il faut désormais savoir faire son propre marketing dans l’entreprise et pouvoir s’adapter à des environnements différents, à des fonctions différentes, à des sujets différents.
BFR : Les compétences de savoir-être sont essentielles, dans une démarche d’accompagnement et de collaboration, mais les professionnels de l’information doivent aussi renforcer leurs compétences techniques et investir l’univers big data.
NB : Ils vont devoir faire preuve d’une vraie adaptation dans un environnement mobile et montrer leur créativité dans la résolution de problèmes ou la gestion de projets. Reste que la profession a un réel problème de “nom”. Documentaliste, chargé de l’information, knowledge manager, etc., on ne sait plus à quel saint se vouer.
Selon vous, quels domaines ou secteurs vont être de plus en plus recruteurs de professionnels du management de l’information ?
GD : L’industrie pour des postes de doc controller, mais aussi les bureaux d’avocats et les cabinets de conseil. Sans oublier le fait qu’avec l’Europe, le secteur public et les universités emploient aussi.
GC : Il y a de nombreux emplois de community management et social management (défense de la marque sur les réseaux sociaux), mais aussi des offres autour de la Ged et ce, tous secteurs confondus. Le secteur public embauche également sur de nombreux projets de data au sens large.
NB : Open data, big data, tout ce qui est lié au web et aux data. D’où la nécessité de se spécialiser. UX designer et architecte de l’information sont aussi des postes demandés et prisés.
BFR : Tous les secteurs qui touchent à la transformation numérique de l’entreprise embauchent. Il existe de nombreuses petites niches pour les professionnels de l’info.
Á votre avis, quels sont les leviers de transformation que les professionnels, les organismes qui les représentent et ceux qui les forment devraient actionner ?
GC : Le professionnel devra savoir dialoguer avec les autres services et multiplier les formations qui répondent aux besoins du marché. Il faut arrêter d’afficher des diplômes trop généralistes et s’adapter aux besoins réels de l’entreprise. L’important, c’est la complémentarité des formations de base avec des certificats de spécialisation. En outre, il faut arriver à toucher les décideurs pour leur montrer l’intérêt de nos métiers.
BFR : L’ouverture et l’écoute de son écosystème font partie, à mon sens, des principaux leviers à actionner. Il est important d’aller vers une multiplication des échanges entre les différents métiers pour comprendre et construire ensemble le chemin.
NB : Je pense qu’il est crucial de participer à des associations professionnelles pour se jauger, échanger et se mesurer, et disposer d’arguments convaincants pour défendre son métier et savoir répondre aux oppositions. Soyons fiers de nos métiers, affichons-le ! Pour les organismes, un référentiel métier est essentiel. Ils doivent également mieux faire connaître les métiers et les compétences en général auprès des RH.
GD : Il faudrait absolument convaincre les décideurs de l’intérêt de nos compétences pour leur organisme, mais les toucher reste difficile. Et d’ailleurs, qui doit-on convaincre ? Les RH ? La direction ? Une personne spécifique qui aurait davantage besoin d’une information de qualité ?
Comment voyez-vous le professionnel du management de l’information d’ici cinq ans ?
GD : Je vois davantage de filtrage, de vérification et de validation de l’information, mais aussi plus de collaboratif. Je pense qu’on devra également jouer un rôle dans le renseignement. Le traitement de l’information est bien sûr important dans la lutte contre le terrorisme.
GC : L’avenir est ce que l’on en fera. Mais j’avoue ne pas trop savoir. Nous avons tout intérêt à garder une certaine autonomie vis-à-vis du marketing et du service informatique. Et conserver une vision humaniste et constructiviste. Le numérique ne doit pas effacer la qualité du contenu.
BFR : Nous devons tendre vers plus d’écoute et de transversalité, donc de savoir-être pour une meilleure compréhension des situations des différents métiers et parties prenantes et, in fine, une plus grande collaboration. Nous pourrons alors, ensemble, récolter l’information juste ; les services seront naturellement personnalisés.
NB : Nous sommes là en deuxième intention pour assurer des formations ou faire évoluer un système. Il faut que les organisations comprennent l’intérêt stratégique de bien gérer les informations. Car bien gérer une information, cela fait gagner beaucoup d’argent. Nous sommes en période d’infobésité où la compétence de communication est essentielle. Il faut se demander ce qui intéresse les gens qui viennent nous voir.
+ repères
Mini-biographies
Nathalie Berriau
Coordinatrice générale depuis 2002 d’Ascodocpsy, réseau de documentation en santé mentale, Nathalie Berriau est présidente de l’ADBS, l’Association des professionnels de l’information et de la documentation. Elle est titulaire d’une maîtrise de sociologie politique et d’un DESS documentation et technologies avancées.
Ghislaine Chartron
Professeure en sciences de l’information et de la communication, titulaire de la chaire d’ingénierie documentaire au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Ghislaine Chartron dirige l'Institut national des sciences et techniques de la documentation (INTD).
Guy Delsaut
Bibliothécaire-documentaliste de formation, Guy Delsaut est spécialiste de la recherche et de la gestion de l’information. Il est président de l’Association belge de documentation (ABD-BVD) et a travaillé auparavant pour le groupe cimentier HeidelbergCement, le bureau de conseil Bain & Company et la société informatique Iris.
Béatrice Foenix-Riou
Auteure de "Recherche éveillée sur internet : mode d'emploi" (Lavoisier, 2011) et du blog éponyme, Béatrice Foenix-Riou a fondé BFR Consultants pour accompagner les professionnels, individuellement ou collectivement, dans le développement de l’efficacité de leurs recherches et de leurs veilles sur internet.