Mathilde Ramadier est auteure de BD et traductrice. Elle vit à Berlin depuis 2011 et a travaillé dans plusieurs start-up de la capitale allemande. Dans Bienvenue dans le Nouveau Monde (Éditions Premier Parallèle, 2017), elle livre un témoignage accablant sur les pratiques des jeunes pousses de la filière numérique.
Votre ouvrage s’ouvre sur une histoire invraisemblable : vous êtes graphiste en période d’essai dans une start-up à Berlin et la direction vous annonce que vous serez finalement payée 500 euros bruts en freelance alors que vous étiez convenus d’un salaire de 1 500 euros net en CDI ! Est-ce une pratique répandue dans les start-up ?
Je précise que cette histoire a eu lieu en septembre 2011 avant l’introduction du salaire minimum en Allemagne en 2015. Cette pratique était donc parfaitement légale. Cette start-up m’a en effet proposé des contrats en freelance répétés mensuellement pour un salaire de 500 euros donc sans aucune protection sociale.
Le PDG avait fait des études de droit : il savait parfaitement ce qu'il était en train de faire. Il y a quelques années, il s’agissait donc d’une pratique courante, car les start-up berlinoises profitaient de l’absence de salaire minimum. C’était une spécificité allemande. Néanmoins, en France, il se passe le même type de pratiques, mais avec des modalités particulières comme on l’a vu avec...
...le statut d’auto-entrepreneur qui ne propose aucune protection sociale.
Cela explique-t-il le succès de Berlin comme capitale qui attire de très nombreux travailleurs de la filière numérique ?
Oui, d’autant que Berlin reste une ville peu chère. Il est plus intéressant pour un jeune entrepreneur de s’installer à Berlin plutôt qu’à Paris en raison notamment du prix de l’immobilier et de la présence d’une main-d’œuvre internationale et très qualifiée. On peut également ajouter le facteur branchitude qui fait de Berlin un terreau parfait pour devenir une petite Silicon Valley avant Paris.
Pourquoi les salariés des start-up acceptent-ils ces conditions de travail ?
Tous les salariés n’acceptent pas ces conditions, mais j’ai pu constater que de nombreux jeunes ne se rendent pas compte que cette situation n’est pas normale. Il y a dans leur comportement une part de servitude volontaire et de naïveté. Certains d’entre eux sont conscients de la situation, mais trouvent que « la boite est cool et que c’est la classe de travailler à Berlin ».
C’est une forme de désespoir qui ne dit pas son nom et c’est assez triste.
Les start-up considèrent-elles leurs salariés comme des travailleurs jetables et sous-payés ?
Tous les dirigeants de start-up ne se comportent pas comme cela de façon intentionnelle. Dans le cas des start-up qui débutent, on trouve même des dirigeants qui ne se dégagent pas de salaire. Mais celles qui emploient déjà une centaine de personnes se sentent protégées parce qu’elles ont le vent en poupe. Et malheureusement, peu de gens osent raconter ce qu’ils ont vécu comme je le fais dans ce livre...
La compétition entre salariés fait-elle partie du fonctionnement des start-up ?
Cette compétition est induite par l’idéologie des start-up qui fonctionnent en réalité sur un mode assez individualiste. Sur le papier, on prône l’effort collectif et la volonté de changer le monde ensemble, mais les entrepreneurs qui ont connu le succès sont des milliardaires comme les autres. Cette course au succès est très individuelle, narcissique et impitoyable.
Du point de vue des ressources humaines, cela pousse les managers à instaurer un système qui met les salariés en compétition avec l’idée d’éliminer les plus faibles. J’ai été témoin de situations où le travail de groupe était interdit et où les salariés n’avaient plus le droit de se parler dans l’open space !
Chaque soir, nous devions noter nos scores individuels sur un tableau. Il existe également des logiciels capables de calculer le rendement et les performances des salariés jour après jour. Cela donne la désagréable impression que le gâteau promis ne se partage pas…
Vous dénoncez le fétichisme de l’innovation et de la disruption. Pour quelles raisons ?
Ce fétichisme contribue à bâtir toute une mythologie. En devenant une obsession, l’innovation est dénuée de sens, car elle n’est plus une chose rare et précieuse. L’innovation est devenue un prétexte pour faire de l’argent : on se retrouve avec des centaines de start-up qui se prétendent innovantes alors qu’elles ne font que se calquer sur un modèle existant.
À Paris, j’ai récemment vu une publicité pour une énième start-up qui fait de la livraison à domicile : je ne vois pas ce qu’il y a de disruptif aujourd’hui dans ce genre d’entreprise !
Nous assistons à un double discours bâti autour du cool et de l’humilité alors qu’au final, c’est un monde très tourné vers l’argent et qui est loin d’être modeste.
La prise de risques n’est-elle pas dans l’ADN des start-up ?
C’est vrai : à titre personnel, je n’ai jamais eu de CDI de ma vie et je suis auteure indépendante ce qui n’est pas la situation la plus stable du monde. Entreprendre, innover et créer son propre job, c’est bien, mais il y a un problème : quand les créateurs de start-up se plantent, ils entraînent les autres dans leur chute.
Mais ils rebondiront, récolteront de toute façon des fruits de leur échec tandis que toutes les petites mains qui sont majoritaires dans ce milieu ne profitent de rien et se font tout simplement licencier.
Selon vous, « les start-up s’arment d’une véritable novlangue destinée à dissimuler la loi de la jungle dans une brume de cool ». En quoi consiste cette novlangue ?
J’ai été frappée de constater qu’un vrai langage s’est développé dans ce milieu autour d’un anglais globalisé. Malheureusement, cet anglais est très pauvre et très américanisé avec de nombreux tics de langage assez agaçants. Cette langue commune contribue à entretenir cette mythologie du succès et du sentiment d’entre soi.
Ce monde vit dans une bulle, notamment les dirigeants qui vivent déconnectés du monde normal. Ils arrivent à Berlin, n’apprennent pas l’allemand et vivent dans les quartiers les plus gentrifiés et les plus chers sans s’intégrer dans la vie locale ni même chercher à la comprendre. C’est une façon de vivre une utopie que je considère plutôt comme une dystopie.
En parlant de novlangue, je fais bien entendu référence à George Orwell qui a très bien montré dans 1984 que tout système totalitaire commence avec la manipulation du langage.
Est-ce pour cela que quasiment tous les postes proposés sont intitulés « manager » alors qu’il s’agit souvent de tâches répétitives et ennuyeuses ?
Bien sûr ! C’est ce vernis qui rend les contours de ce monde-là très sexy, mais au final la qualification de manager est utilisée pour tout et n'importe quoi : je m’amusais à dire que je n’étais manager que de mes feuilles de calcul Excel !
J’ai bien conscience que cela peut être un passage obligé quand on crée une start-up, mais cela doit alors être énoncé clairement et les créateurs de start-up doivent cesser de recruter des bacs + 5 trilingues pour faire ces jobs « à la con »...
Le titre de poste le plus cynique que j’ai vu était « office manager » pour désigner des secrétaires qui répondaient au téléphone et accueillaient les visiteurs dans l’entreprise !
Le management que vous décrivez dans les start-up berlinoises préfigure-t-il les futures pratiques dans d’autres secteurs ?
Je le crains, car Berlin a un temps d’avance sur ce qui se passe aujourd’hui à Paris. Et je vois ces mêmes processus à l’œuvre dans le milieu des start-up à Oslo, Helsinki ou Varsovie…
Dans son roman Le Cercle (Gallimard, 2016), Dave Eggers imagine ce qui se passerait si les Gafa fusionnaient pour devenir une seule et même société qui s’appellerait Le Cercle et dont l’objectif terminal serait de parvenir à un pouvoir absolu en détenant toutes les données de tout le monde.
Ce qui m'a fait le plus peur, c'est que ce livre décrit déjà un bon nombre de choses que j'ai vues dans les start-up berlinoises. Je tiens à préciser que je ne suis pas technophobe et que j’utilise beaucoup les technologies numériques. Mais je souhaiterais plus de clarté et de prudence face à ce discours totalitaire et partial.
Votre expérience vaut pour Berlin. Est-ce différent en France ?
Je pense qu’il existe des pratiques similaires en France, mais qui se présentent sous une forme différente : emplois à CDD en répétition, emplois déguisés sous des stages… On trouve la même idéologie : course au succès, obsession de l’innovation… Depuis la sortie de ce livre, j’ai reçu une soixantaine de témoignages provenant de salariés travaillant dans la filière numérique française pour me remercier d’en avoir raconté les coulisses.