Les révolutions technologiques affectent notre accès à la connaissance. Cette rupture dans nos usages et nos modes de vie est qualifiée par Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine et président - cofondateur de l'école d'écriture Les Mots, de "troisième révolution du signe". Invité vedette de la dernière conférence annuelle de la coopérative mondiale de bibliothèques OCLC (Online computer library center) qui s'est tenue les 26 et 27 février derniers à Marseille, il explique en quoi, dans un environnement sur-connecté, le rôle des bibliothécaires peut être décisif.
Sciences-Po, début 2012. Alexandre Lacroix, alors professeur, observe en l'espace de quelques mois une bascule profonde dans les usages de ses étudiants. "Jusque-là, seuls deux ou trois étaient disposaient d'un ordinateur portable, explique-t-il ; et presque du jour au lendemain, la majorité d'entre eux en était équipée. C'était devenu la nouvelle norme".
Cette façon inédite de prendre des notes de la part de sa classe a profondément affecté la façon dont Alexandre Lacroix dispensait jusque-là son cours. Car la salle n'est alors plus isolée du monde mais connectée aux réseaux mondiaux et les étudiants ont désormais accès à toutes les informations qu'ils souhaitent. Ils peuvent même à tout moment corriger une erreur de leur professeur, ou compléter les informations qu'il transmet. Enfin, ils ne discutent presque plus entre eux (lorsqu'ils s'ennuient, ils surfent sur le web). Alexandre Lacroix s'enthousiasme de cette rupture dans les usages : "Selon moi, cette nouvelle façon de dispenser un cours face à un public connecté est positive, explique-t-il, car elle permet de créer davantage de débat en salle de classe et de naviguer à travers les connaissances".
La troisième révolution du signe
Cette évolution des usages est loin d'être cantonnée à la salle de classe. Elle en est juste l'un des multiples exemples. Car c'est l'ensemble de nos modes de vie qu'influence l'évolution technologique. Dans sa démonstration, Alexandre Lacroix revient sur les effets de l'invention du web, qu'il qualifie de "troisième révolution du signe", dont il a développé le concept dans son ouvrage "Ce qui nous relie", qu'il a publié en 2016.
Il met en perspective cette rupture technologique avec l'invention de deux autres "technologies" ayant permis aux hommes de laisser une "trace" de leur passage sur terre et d'échanger : l'invention de l'écriture (première révolution du signe), qui est évidemment la plus importante, et l'invention de l'imprimerie (deuxième révolution du signe). "Si elles ont toutes deux impacté la politique, la religion, ou encore l'histoire, les effets de l'invention de l'imprimerie sont longtemps restés limités aux élites de quelques continents, explique-t-il ; l'impact du web, lui, est immense sur les domaines de la recherche et du savoir, mais aussi sur notre vie en général, qu'elle soit publique ou privée".
Et celà est vertigineux : les échanges, les rapports amicaux, familiaux ou amoureux sont touchés, ainsi que les différentes sphères de l'activité économique. La plupart d'entre nous avons même dû intégrer ces nouveaux outils à nos métiers. La presque totalité de la population active de la planète, sur les cinq continents, est aujourd'hui connectée.
De la séparation à la connexion
Selon Alexandre Lacroix, cette troisième révolution du signe a fait passé la société d'un régime de la "séparation", dualistique (opposition culture/nature, humain/animaux, réalité/fiction, etc) à un régime de la "connexion". "Et en ce qui concerne le livre, on opposait auparavant le sujet et l'objet, poursuit-il ; et cela passait par une accumulation des objets par le sujet. D'ailleurs, n'évaluait-on pas l'étendue des connaissances d'une personne en regardant la taille de sa bibliothèque ?"
Espaces méditatifs en bibliothèque
Surtout, Alexandre Lacroix estime que l'humanité n'est plus centrale. "Ce n'est plus une entité invisible ou une forteresse mais un maillon dans un réseau beaucoup plus grand, explique-t-il ; hier, on pouvait être seul dans une pièce. Aujourd'hui, nous sommes baignés dans un flux d'interactions constantes". Selon lui, il est primordial de trouver un équilibre entre les connections et la déconnection. Et le bon dosage pourrait être initié par les bibliothèques. Le directeur de la rédaction de Philosophie Magazine préconise un partage des établissements entre deux espaces distincts : l'un où tous les livres et où toutes les informations du monde seraient accessibles dans des espaces connectés, et un autre, plus calme, où seule une collection physique plus restreinte serait accessible. "On a besoin d'espaces méditatifs", martèle-t-il. Et de conclure ces deux jours de réflexions et d'échanges de la conférence annuelle d'OCLC par ces mots : "Les bibliothécaires peuvent changer la donne. Ils portent une responsabilité chargée de décisions qui affecteront l'avenir".