En plein projet de regroupement et de déménagement, le journal Le Monde, qui vient de fêter ses 75 ans, s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire. Son service de documentation suit le mouvement, prêt à se réinventer une nouvelle fois. Rencontre avec son équipe, qui nous présente ce projet et livre ses secrets de longévité.
L’ambiance est encore studieuse, au sein des imposants locaux du Monde qui longent le boulevard Auguste Blanqui, en plein cœur du quartier de Croulebarbe, dans le Sud parisien. En ce début d’après-midi de novembre, veille de week-end, l’équipe des documentalistes du journal est joyeusement concentrée, malgré les cartons qui l’entourent.
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Certains sont sur le pied de guerre depuis 7 heures 30 ce matin, d’autres ne termineront pas avant 18 heures 30 ce soir. D’astreinte, le chef de service et son adjoint reviendront peut être même au bureau dimanche, si un événement ou une urgence survient. Tous ont conscience de ne pas travailler dans une entreprise comme les autres, mais dans un quotidien qui vit au rythme de l’information.
Opportunité
Si nous avons sollicité l’équipe de la documentation du Monde à l’occasion des 75 ans du journal, nous la rencontrons aussi la veille d’une autre étape importante : le regroupement, fin janvier 2020, de toutes les rédactions du Groupe Le Monde - avec entre autres celles de L’Obs et de Télérama - dans de nouveaux locaux construits non loin, près de la Gare d’Austerlitz. Un projet que le service de documentation prépare depuis trois ans et voit comme une véritable opportunité :
"Ce rassemblement se fait à périmètre constant", explique le responsable du service de documentation, Sébastien Carganico ; "et il prévoit l’adoption d’une politique documentaire commune, pensée de façon collective, ainsi qu’un outil unique. L’objectif est de lisser nos pratiques".
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Rappelons que Le Monde est, pour le moment, le seul quotidien à avoir numérisé l’intégralité de son fonds patrimonial (océrisé et donc interrogeable), qui court de 1944 à nos jours. Il en sera bientôt de même pour les autres titres du groupe (Télérama, La Vie et L’Obs).
"Le système commun dont nous disposerons à terme proposera aux utilisateurs l’intégralité des fonds patrimoniaux de nos différents titres", poursuit le chef du service de documentation ; "à ces fonds s’ajouteront les dépêches, les articles de la presse quotidienne nationale (PQN) et de la presse hebdomadaire nationale (PHN), et des API pour la presse étrangère et la presse quotidienne régionale (PQR)".
Surtout, les documentalistes ne seront pas les seuls utilisateurs de ce nouvel outil. Tous les journalistes l’auront à disposition, comme c’est déjà le cas à la rédaction du Monde. Car ce projet s’inscrit dans une démarche stratégique entamée depuis longtemps déjà par Sébastien Carganico qui a souhaité valoriser au maximum le travail de son équipe.
"L’objectif était de concentrer les documentalistes sur des tâches à valeur ajoutée", explique-t-il ; "les journalistes ont accès à la même base de sources que nous et ont été formés à la recherche. Ils ne nous sollicitent donc plus que pour des recherches complexes, comme par exemple la préparation de dossiers documentaires, l’accès à certaines sources payantes ou des sélections d’informations urgentes".
"J’ai l’impression d’avoir changé quatre ou cinq fois de métier"
Car au fil des ans, il a bien fallu se réinventer. Si la vie d’un service de documentation est rarement un long fleuve tranquille, essayons un peu d’imaginer les quinze dernières années du service de documentation d’un journal de presse. Pour ce faire, évaluons les mutations qu’ont connues les professionnels de la presse, puis ajoutons-y celles qu’ont subies les professionnels de la documentation… Vertige !
"Je travaille ici depuis seize ans et j’ai l’impression d’avoir changé quatre ou cinq fois de métier", confirme Muriel Godeau, l’une des documentalistes de presse du quotidien qui nous reçoit, avec son chef de service, dans les bureaux qu’ils quitteront bientôt.
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En effet, Le Monde n’a pas échappé aux mutations qu’ont traversées tous les médias traditionnels, dont l’audience s’est largement déportée vers de nouveaux supports numériques. Avec elles, les transformations économiques et culturelles au sein des rédactions ont été parfois rudes, et leurs services de documentation n’ont bien sûr pas été épargnés. Le constat s’est maintes fois vérifié : un centre de documentation meurt quand il n’est vu que comme une source de coûts.
Chef de service depuis onze ans, Sébastien Carganico a vite compris que, pour survivre, son équipe allait devoir prouver son utilité. Sans cesse. Et pour ce faire, être extrêmement à l’écoute de sa rédaction.
"Nous sommes légitimes aujourd’hui parce que nous avons suivi ses besoins », poursuit Sébastien Carganico ; « heureusement, les membres de mon service sont ouverts au changement".
"On n’indexe plus, on enrichit !"
Muriel Godeau témoigne de la démarche visionnaire de son responsable :
"Il a mis en place il y a plusieurs années un système documentaire très perfectionné pour l’époque", explique-t-elle ; "un gros travail sémantique a été réalisé pour alléger considérablement nos tâches d’indexation. J’entends certains documentalistes se plaindre qu’ils passent leurs journées à indexer, alors que nous, ça fait bien longtemps que ce n’est plus le cas : on n’indexe plus, on enrichit !"
Les interfaces de recherche ont été parallèlement simplifiées pour permettre aux journalistes d’effectuer eux-mêmes leurs recherches courantes, et ainsi décharger les documentalistes. La documentaliste ajoute :
"Je me souviens avoir dit un jour à Sébastien : “On est en mode survie !” Et qu’il m’avait répondu : “Non, on est en mode projet !”"
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Et des projets, le service de documentation du Monde en regorge. D’abord pour la valorisation de ses archives sur laquelle il est force de proposition.
"Nous avons la chance de disposer d’un beau patrimoine », s’enthousiasme Sébastien Carganico ; "ne pas s’en servir aurait été une erreur !"
Les documentalistes de l’équipe, qui ont une excellente connaissance de leur fonds, y puisent régulièrement pour répondre aux besoins de l’hebdomadaire M, le magazine du Monde ou de ses autres publications, hors-séries et ouvrages, comme à ceux de la timeline créée sur le site web du journal (actuellement non accessible). Le service de documentation est également pilote et partenaire sur le projet de l’application de culture générale et d’entraînement cérébral Memorable, lancée par le groupe en mai dernier.
"Nous sommes des professionnels de la recherche", insiste Sébastien Carganico ; "nous savons trouver rapidement et toujours avec pertinence".
Reconnaissance
En plus de cette valorisation patrimoniale, les documentalistes participent fréquemment à la rédaction de nécrologies, de chronologies ou de bibliographies en complément des articles de la rédaction. Cela fait d’ailleurs deux ou trois ans que les documentalistes de l’équipe ont tous été formés à l’écriture web, en même temps que les journalistes.
"Recherchistes dans l’âme et opiniâtres, nous sommes polyvalents, mais avons tous des profils très différents", poursuit Muriel Godeau ; "notre chef de service a fait évoluer son équipe en fonction des appétences de chacun".
Parmi les sept documentalistes qui composent le service, les uns ont un profil plutôt historique quand d’autres ont une inclination pour la littérature ou la sociologie. Certains ont même été formés à la data avec les Décodeurs (rubrique de fact checking du site web du Monde créée en 2014) et constituent une force opérationnelle sur de grands sujets qui mobilisent régulièrement journalistes et documentalistes. Des groupes d’enquêtes sont montés de plus en plus fréquemment, au gré des temps forts de l’actualité.
"Il arrive souvent que les journalistes eux-mêmes demandent aux documentalistes qui ont collaboré à des enquêtes de les cosigner", confirme Sébastien Carganico ; "c’est une vraie reconnaissance. La rédaction est à la fois en demande et un véritable soutien sur ces projets".
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Cela fait bien longtemps que le cliché des journalistes snobant les documentalistes n’a plus lieu d’être au Monde où les échanges sont nombreux et l’envie de collaborer certaine.
"Nous contribuons à la rédaction de différentes newsletters très appréciées", poursuit le chef de service ; "il s’agit par exemple de “La veille insolite”, pour le bloc-notes du supplément du journal, de la “Newsletter idées” ou de la “Newsletter éducation”."
Tous les lundis soirs, un agenda prévisionnel des événements de la semaine ainsi qu’une vision sur un mois est également transmis à la rédaction.
Anniversaire
D’ici quelques jours, c’est une équipe "zéro papier" qui viendra composer le nouveau service de documentation du Groupe Le Monde - avec les trois documentalistes de l’Obs et les trois documentalistes de Télérama. Seule la bibliothèque de 12 000 ouvrages, très appréciée de la rédaction, suivra pour le quotidien. Nul doute que l’impressionnant livre anniversaire des 70 ans du Monde, paru aux Éditions Flammarion en 2014, fera partie du voyage. Tout comme "Les trésors cachés du Monde", un coffret réalisé cette année en partenariat avec la revue Zola pour célébrer ses 75 ans.
"Avec notre aide et celle de Florence Aubenas, qui collabore au projet, les jeunes journalistes de cette revue ont plongé leurs regards frais dans nos archives", s’enthousiasme Sébastien Carganico ; "ils ont sélectionné des pépites du Monde qui ont été rassemblées dans quatre livres autour de grands thèmes de préoccupation d’aujourd’hui : la Terre, l’argent, le peuple et l’espoir".
Serait-elle là, la clé de la réussite ? Proposer de l’information toujours pertinente sans jamais se couper des besoins et des préoccupations de son public : le cœur de métier.
+ repères
Les 6 clés de la réussite du service de documentation du Monde :
- Prouver son utilité
- Être attentif aux besoins de ses utilisateurs
- Être force de proposition
- Être ouvert au changement
- Se former régulièrement
- Innover et faire