Rencontre avec Divina Frau-Meigs, directrice du Clemi et professeure à l’université de Sorbonne Nouvelle-Paris III. Elle est également experte auprès de l’Unesco, de la Commission européenne et du Conseil de l’Europe sur les usages des technologies de l'information, la gouvernance d'internet et l'éducation aux médias.
Vous vous positionnez pour un "internet des sujets" et non des objets ; qu'entendez-vous par là ?
Quand j'ai commencé à voir émerger l'expression "internet des objets", je me suis inquiétée de cette fâcheuse tendance à mettre l'outil et le technicisme en avant au détriment de l'humain qui doit rester en contrôle. Face à ce déterminisme mécanique et technologique, il est important et urgent de remettre l'humain au centre du processus. Je me suis dit qu'il fallait trouver une phrase aussi percutante que "l'internet des objets" et ai donc choisi celle "d'internet des sujets". Je l'ai ensuite présentée au Conseil de l'Europe, qui m'a demandé d'établir sa feuille de route pour la culture et l'éducation, et nous avons retenu d'un commun accord "internet des citoyens" (internet of citizens), jugée plus claire dans son acception anglaise et internationale.
De cette réflexion naîtra prochainement une recommandation du Conseil de l'Europe portée sur les droits de l'homme et sur l'internet des citoyens avec l'idée de remettre la culture, le patrimoine contemporain, et d'une façon générale l'ensemble des biens communs de la connaissance et de l'information en avant. L'idée n'est pas du tout de court-circuiter l'informatique, mais de n'en garder que ce qu'elle nous donne comme pouvoir d'agir, nous les humains. L'urgence aujourd'hui est donc de s'approprier et de civiliser l'internet.
Quels sont, selon vous, les effets du numérique sur l'information ?
Éduquer au numérique implique qu'on le détricote étape par étape, brique par brique. Certes, une petite partie du numérique concerne l'informatique pure. Mais selon moi, sa plus grande part est celle qui a repris tous les codes du médiatique, c'est-à-dire de l'information et de la communication, puisque ce qui compte avec internet, par rapport aux autres médias, c'est l'interaction.
La partie "communication" peut s'expliquer facilement : c'est avant tout des relations interpersonnelles en réseau et beaucoup de publications en ligne. Mais la partie "information" est souvent moins claire, car il se produit un catapultage de deux cultures : l'information telle qu'on l'utilise dans le monde francophone, au sens "d'actualité", et celle du monde anglophone (où est né l'internet commercial), qui englobe également la documentation des textes numérisés ainsi que la circulation et la transformation des données (data).
Le document est devenu hyper mobile, copiable, éditable, sécable et mixable, loin de l'objet inerte qu'on posait autrefois sur une étagère. Il réunit donc aujourd'hui la notion d'information et de connaissance. De plus, le fait que les réseaux sociaux collectent une multitude de données personnelles crée une nouvelle couche d'information, les data. Enfin, je souhaite rappeler que l'actualité a été transformée par les dispositifs médiatiques, et notamment par les réseaux sociaux.
Dans la mesure où il est important de réfléchir à la distance critique que nous devons avoir face à tous ces dispositifs, le moyen mnémotechnique que j'ai trouvé pour expliquer clairement aux gens les différentes dimensions des effets du numérique sur l'information est que ces effets sont en 3D : l'info-Document, l'info-Data et l'info-Dispositif d'actualité. C'est ce que j'appelle la translittératie, fondée sur les cultures de l'information en 3D.
Vous êtes directrice du Clemi depuis 2013. Pourquoi avoir lancé sa "refondation" ?
Suite aux analyses et aux actions que j'ai menées au niveau français et international, j'ai pris la direction du Clémi au moment où se mettait en place la refondation de l'école par et avec le numérique, avec une réflexion sur les compétences du 21e siècle. Le Clemi, lequel venait de fêter ses 30 ans, était resté à une approche pré-numérique des médias, très en lien avec la presse papier. Mon rôle a donc été de le remettre au niveau de la presse actuelle et du numérique, en m'appuyant sur les 3D et en misant sur la formation des coordinateurs en académie ainsi que sur les professeurs documentalistes, sur le terrain.
Quel accompagnement le Clemi a-t-il mis en place suite aux attentats de Charlie Hebdo de janvier dernier ?
L'éducation aux médias et à l'information, pour laquelle je milite,...
n'était pas encore très présente dans tous les esprits lorsqu'est arrivé "Je suis Charlie". Les événements de janvier 2015 ont ramené la presse d'actualité sur le devant de la scène, et même une très vieille forme de journalisme, spécifiquement française, à savoir la caricature et le dessin de presse. Il a également cristallisé l'importance du rôle des réseaux sociaux (par exemple, crainte de la radicalisation). Ce moment fut donc dramatiquement fondateur, puisqu'en catapultant tous les ingrédients de la mutation numérique, il a ainsi acté le passage de l'ancienne "éducation aux médias" à "l'éducation aux médias et à l'information" que je soutiens, en montrant que cela pouvait se faire sans rupture, autour des valeurs de citoyenneté et d'esprit critique.
Le Clemi a été désigné très rapidement par la ministre de l'Education, comme le guichet unique destiné à répondre aux questions des enseignants sur le traitement de cet événement. J'ai immédiatement demandé à ce que l'on crée une rubrique "Je suis Charlie" sur notre site internet, nous avons changé le titre initial de la semaine de la presse "Une info, des supports" en "La liberté d'expression, ça s'apprend" et nous avons mis plus de 600 ressources à disposition des enseignants et des élèves entre le 8 janvier et la fin mars.
Vous militez pour une "éducation aux médias et à l'information". Qu'est-ce que cela implique ?
Éduquer aux médias et à l'information, c'est faire prendre conscience que nous sommes aujourd'hui tous des individus-médias, du fait des capacités d'auto-publication mais aussi de traçage du numérique. C'est faire passer les gens d'une vision en une seule dimension des médias (comme actualité contrôlée par la presse) à une vision en 3D : c'est leur faire comprendre qu'ils émettent des messages et de la data qui seront réutilisés à leur insu, par l'intermédiaire des objets connectés qui les tracent. Beaucoup de gens ignorent encore qu'ils sont pour certaines entreprises des documents que l'on peut lire à livre ouvert et des données à vendre. Être un individu-média publiant n'est pas problématique, mais on est parfois un individu publié, dans une position passive.
Avez-vous des conseils pratiques à donner en la matière ?
Je crois qu'il ne faut pas paniquer et rappeler aux gens que ce qu'il y a d'intéressant et de fort dans le numérique, et que nous devons utiliser davantage, c'est sa capacité réflexive sur laquelle nous devons toujours être en alerte : en effet, il faut selon moi mettre le pronom réflexif dans tout ce que l'on fait, même si cela ne donne pas toujours du bon français : informer et s'informer, communiquer et se communiquer, publier et se publier, exprimer et s'exprimer, etc.
Vient ensuite l'acquisition de la maîtrise de sa présence en ligne : il est important de prendre conscience de ses actions, des différents supports, de ce qu'ils permettent ou pas de faire, de leurs limites, de leurs contraintes, tout en ayant conscience de ses droits.
Quelles seraient donc, selon vous, les compétences du 21e siècle ?
Je pense que nous aurons des compétences personnelles augmentées : publier, naviguer, s'exprimer, s'informer, en plus de lire, écrire et compter. Mais il ne sera plus nécessaire de les maîtriser toutes car il sera toujours possible d'aller chercher quelqu'un, notamment en ligne, pour trouver celles qui nous seraient complémentaires. Les compétences seront donc distribuées sur le réseau ou grâce à des outils connectés (par exemple, correcteur orthographique). Savoir aller chercher et travailler de façon collaborative va donc devenir crucial.
J'ai organisé ces "compétences distribuées" autour de trois pôles : un pôle opératoire (coder, manager un site web, etc.), un pôle éditorial (développer la présence en ligne, publier l'information, etc.) et enfin un pôle organisationnel (classer, trier, naviguer, afin de rendre l'information digeste et accessible). Pas de panique, donc, si l'on est moins fort sur l'un de ces trois pôles : il faut s'autoriser à aller chercher les autres, qui sont à portée de clic.
Aux quatre piliers de l'apprentissage "savoir apprendre, savoir être, savoir faire et savoir vivre ensemble", vous ajoutez "savoir devenir". Que voulez-vous dire ?
Avec internet, la capacité à utiliser les "compétences distribuées" doit aider chacun à se construire tout au long de la vie : ce "savoir devenir" exprime bien l'extension de plus que nous donne internet par rapport aux autres piliers de l'apprentissage, et notamment la "mise à jour de soi", qui est une façon positive de se projeter dans l'avenir et d'avoir la possibilité de réorienter ses choix. De ne pas se sentir prisonnier d'une formation ou d'une carrière. Nous avons tous cette capacité et internet peut nous y aider. Mais cette maîtrise étant encore à l’état sauvage, il faut plus que jamais s’y éduquer.