Joël de Rosnay est un scientifique et un prospectiviste. Ancien chercheur enseignant au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il fut également directeur des applications de la recherche à l’Institut Pasteur. Conseiller du président d’Universcience, il est aussi conférencier et écrivain. Il a publié "La symphonie du vivant : comment l’épigénétique va changer votre vie", aux Éditions Les Liens qui libèrent, en 2018. Parmi ses nombreux combats, il milite pour transformer les réseaux sociaux en des réseaux participatifs au service du fonctionnement de la société. Outils positifs de création collective, les réseaux sociaux deviendront, selon lui, la base de la démocratie participative. Rencontre.
En 2001, vous avez déclaré lors d’une intervention : « Internet aura disparu dans dix ans car il sera partout : il aura perdu sa majuscule et c’est tant mieux ! ». Qu’en pensez-vous dix-huit ans plus tard (alors qu’Internet a toujours sa majuscule dans votre dernier ouvrage) ?
Je continue à le dire, mais je conserve la majuscule par tradition, comme un symbole. Je pense que l’on parlera de moins en moins d’Internet avec le temps, mais plutôt d’écosystème numérique. Car Internet, comme moyen de communication, n’est qu’un élément qui s’intègre dans un écosystème plus large qui comprend notamment la smart city, les maisons connectées ou encore les voitures autonomes.
Votre dernier livre, « La Symphonie du vivant », est consacré à l’épigénétique. De quoi s’agit-il ?
Le préfixe « épi » signifie « par-dessus ». L’épigénétique est donc « par-dessus » la génétique. La génétique est le programme du vivant fondé sur l’ADN, qui est le code génétique. Par-dessus ce code génétique, il y a une sorte de métaprogramme qui nous permet de modifier l’expression de nos gènes : comme pour le volume de la radio, il est en effet possible d’amoindrir un gène, voire de l’annuler ou au contraire de le rendre plus fort. C’est notre comportement qui conditionne cette modification de l’expression de nos gènes selon cinq éléments quotidiens fondamentaux : la nutrition équilibrée, l’exercice régulier mais modéré, la gestion du stress, le plaisir et enfin l’harmonie du réseau social, familial et professionnel. Ces cinq éléments fabriquent dans notre corps des molécules qui bloquent ou amplifient certains gènes dans le noyau des cellules.
Qu’est-ce que l’épimémétique, que vous évoquez également ?
Le mot « mème » a été inventé par le grand biologiste anglais Richard Dawkins pour désigner des gènes sociétaux (les mèmes culturels) transmis dans une société par les médias ou encore les réseaux sociaux, et qui s’amplifient au fur et à mesure qu’on en parle. Ce sont comme des gènes, qui ne sont alors pas biologiques mais culturels, transmis par les moyens d’amplification de la culture. L’épimémétique est donc la science qui étudie le comportement sociétal à travers la propagation des mèmes. Elle analyse ainsi la façon dont l’ADN sociétal peut être modifié, de la même façon que l’épigénétique étudie la manière donc les gènes peuvent être modifiés par notre comportement.
Qui modifie l’ADN sociétal aujourd’hui ?
Ce sont par exemple les politiques, à travers leurs petites phrases — qu’ils font d’ailleurs exprès de faire courtes et percutantes afin qu’elles soient reproduites, partagées et amplifiées —, mais aussi à travers les lois ou en changeant la constitution d’un pays. Ce sont aussi les industriels, à travers les statuts de leur entreprise. #Metoo est un très bon exemple de petit mème qui a provoqué des changements fondamentaux dans la société puisque c’est suite à ce mème que des politiques ont créé des lois pour protéger les femmes dans la rue. Cela touche donc à notre vie de tous les jours : au code de notre vie en commun.
Vous parlez dans votre ouvrage d’une « épigénétique de l’ADN d’Internet » et même d’un « ADN sociétal que possèderait l’écosystème informationnel dans lequel s’intègre Internet ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Internet dispose d’une première forme d’ADN, qui a servi à sa création et à son développement, qui est le code TCP/IP, c’est-à-dire le code qui fait qu’Internet fonctionne comme il fonctionne. Ensuite, il existe l’autre ADN d’Internet, c’est-à-dire celui que nous créons à force d’y laisser des traces : l’ADN d’Internet constitue une sorte de réseau neuronal planétaire, une sorte de big data, que nous pouvons modifier par nos actions, lorsque l’on envoie un mail qui contient un lien cliquable ou lorsque l’on poste un article sur Twitter. À chaque fois que nous réalisons des actions de ce type, nous modifions l’ADN d’Internet.
C’est pour cela que vous parlez d’utilisateurs-neurones ?
Oui, c’est ça, on devient alors des neurones de la Terre. C’est une expression un peu grandiloquente, mais il est vrai que nous contribuons à créer un organisme vivant, planétaire, que j’ai d’abord décrit dans « Le macroscope », en 1975, puis dans « Le cerveau planétaire », en 1985, et enfin dans « L’homme symbiotique » en 1995. Cette idée me suit depuis plus de quarante ans. D’ailleurs, on parle beaucoup du fameux « point de singularité » du transhumaniste Ray Kurzweil (celui où l’intelligence artificielle apprendrait non seulement pour elle, mais aussi aux autres et créerait un réseau mondial qui supplanterait la nature humaine). Eh bien ! mon point de singularité, c’est quand le cerveau planétaire que nous construisons prendra conscience de lui-même.
Parlez-nous du pouvoir des réseaux sociaux...
Selon moi, ils constituent une base formidable pour une vraie démocratie participative. Pour le moment, ils sont encore le siège ce que j’appelle le « seul ensemble », c’est-à-dire qu’ils servent trop à se montrer soi, égoïstement, comme un outil individuel et personnel de démonstration qu’on existe, sans cocréation collective. Mais je milite au contraire avec beaucoup d’autres pour transformer les réseaux sociaux en des réseaux participatifs au fonctionnement de la société, comme outil positif de création collective. Je crois aux réseaux sociaux, mais pas au « seul ensemble » : je crois au « tous ensemble avec des valeurs ». C’est pour moi le vrai rôle des réseaux sociaux que j’essaie avec d’autres de développer.
C’est un point de vue très optimiste !
Ce que j’essaie de faire au quotidien dans mes écrits, que ce soit dans mes livres, mes essais, sur mon blog, dans la presse ou même sur Twitter, c’est de susciter des éléments qui sont en effet positifs (je n’ai pas dit optimistes !) et porteur de valeurs. Afin de donner envie du futur et pour que les gens, et surtout les jeunes, aient envie de construire ensemble leur futur plutôt que de subir celui que nous imposent les industriels, les politiques ou les religieux.
Avec l’aide de réseaux sociaux débarrassés du dénigrement et de la personnalisation individualiste outrancière, qui iraient au contraire dans le sens du « tous ensemble » dont je parlais plus haut, on pourrait construire positivement l’avenir en s’associant les uns avec les autres. J’ai une grande confiance dans des réseaux sociaux renouvelés. Et de même que je suis convaincu qu’Internet va devenir dans les trente prochaines années le grand catalyseur de ce que j’appelle la coéducation (et ce à l’échelle mondiale), je pense que les réseaux sociaux vont devenir la base de la démocratie participative. J’en suis convaincu.
Qu’en est-il de ceux que vous appelez les « médias virus » ?
Un média virus est quelqu’un qui participe à la propagation d’idées bonnes ou mauvaises par l’intermédiaire de tweets, de petits slogans et de phrases courtes. Donald Trump en est un : les fake news sont propagées par des gens comme lui, par les trolls, et par tous les spécialistes de commentaires systématiquement négatifs. Si beaucoup les écoutent, c’est parce que nous avons tendance à être plus attentifs aux messages négatifs. Les études sociologiques le prouvent : les gens qui sont critiques et négatifs paraissent plus intelligents que les autres, tout simplement parce qu’ils font écho à nos peurs et que notre cerveau est plus programmé pour la survie que pour le bonheur.
Quels sont vos conseils pour lutter contre les mèmes toxiques ?
Selon moi, la communication sur Internet et le partage d’informations est essentiel pour décrypter les fake news et aller vers le positif. Car nous sommes en train de passer de la société de l’information à la société de la recommandation. C’est grâce à la recommandation, à la coordination et aux partages que l’on peut être averti de ce qui est positif au milieu de l’infobésité. Sortir du big data ce qui est pertinent pour son travail, pour ses loisirs, pour son plaisir ou pour sa famille est très long à faire seul. L’intelligence artificielle — que je préfère qualifier d’auxiliaire — va nous y aider de plus en plus. Nous n’y sommes pas encore aujourd’hui, mais à l’ère de la recommandation, les réseaux sociaux nous y aideront également, en faisant confiance à certaines personnes sur les réseaux, à nos vrais amis, à notre famille ou encore à des experts en qui l’on croit. Cela commence à fonctionner.