Bibliothèques sans frontières : sauver les livres et avec des livres

livre dans les décombres, à proximité de la bibliothèque nationale d’Haïti DR

 

D’Haïti à Madagascar, Bibliothèque sans frontières promeut une vision inédite du don de livres. Désireuse d’aller au-delà de la générosité traditionnelle, l’association souhaite impliquer les acteurs locaux et faire des bibliothèques des lieux de production de savoir.

Tout le monde a en mémoire ces terribles images du tremblement de terre qui a détruit Port-au-Prince le 12 janvier dernier. Rues éventrées, corps meurtris, palais officiels anéantis, maisons dévastées… Le patrimoine culturel et mémoriel d’Haïti n’a, lui non plus, pas été épargné par le séisme. À commencer par les bibliothèques. Si, par chance, la Bibliothèque nationale ne s’est pas totalement effondrée, la Bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit est sérieusement endommagée. La cage d’escalier qui mène aux collections et aux salles de lectures est totalement effondrée. Quant aux établissements de Saint-Martial et de Quisqueya, leurs dommages sont tels que les chances de pouvoir les réhabiliter un jour sont très compromises. Cette tragédie humaine et culturelle n’est pas restée longtemps sans réaction. L’association Bibliothèques sans frontières (BSF) a immédiatement sonné le tocsin pour venir en aide à l’île martyrisée : « Dans un premier temps, nous avons apporté du matériel pour sauvegarder des documents issus de la Bibliothèque nationale ainsi que des archives du ministère haïtien des Affaires étrangères, se souvient Jérémy Lachal, directeur de Bibliothèques sans frontières ; nous avons ensuite procédé à une évaluation des dommages subis par les établissements culturels afin de déclencher des actions à plus long terme. Une chose nous a profondément marqués : malgré la pénurie de nourriture et le manque de logements, les Haïtiens ont tout fait pour sauver leur patrimoine culturel. Des survivants ont pris des risques insensés pour se glisser dans les décombres afin de sauver des livres et des archives… ».

bibliothèques mobiles

En Haïti, Bibliothèques sans frontières ne se sent pas tout à fait étrangère. L’ONG y avait déjà envoyé 25 000 livres. En avril 2009, elle avait participé à la création d’une bibliothèque au sein de l’institut Aimé Césaire, un centre universitaire dédié à la formation de cadres haïtiens. Quelques mois plus tard, BSF livrait des milliers d’ouvrages à un centre de rééducation de mineurs désocialisés. Tremblement de terre oblige, ses projets pour Haïti ont été revus à la hausse selon Jérémy Lachal : « 90 % des écoles de Port-au-Prince sont détruites… Nous allons mettre en place un système de bibliothèques mobiles pour aller à la rencontre des enfants qui ont été déplacés de la capitale vers la périphérie. Nous souhaitons également créer une grande bibliothèque universitaire centrale dans la capitale et faire venir des bibliothécaires haïtiens en France pour les former. Nous aimerions également mettre en place un campus numérique avec des salles informatiques et des ressources en ligne. Tout cela a un coût mais nous avons contacté des bailleurs qui se sont montrés intéressés par ce projet ». Pour mener à bien ses missions, l’association peut également compter sur la générosité des éditeurs, des institutions et des particuliers qui lui versent régulièrement des livres. À ce jour, la base logistique de BSF dispose d’un stock d’environ 120 000 ouvrages.

chaîne du livre

Le credo de BSF pourrait reposer sur une sainte trilogie : envoi de livre, construction de bâtiment, formation. Depuis sa création en 2007, Bibliothèques sans frontières souhaite en effet aller au-delà du simple don de livres. L’association considère le don comme une étape qu’il faut enrichir par un programme d’après-don capable de dynamiser la chaîne du livre autour de la bibliothèque et des lecteurs. Cette volonté d’intervenir sur la totalité de la chaîne du livre fait le pari que les acteurs locaux doivent être pleinement associés aux projets pour mieux se les approprier. C’est ainsi que les ministères, les municipalités et les associations locales sont invités à travailler de concert avec BSF. L’association espère ainsi ne pas placer le pays receveur dans un système de dépendance. Autre idée-force défendue par l’association : promouvoir les patrimoines locaux et faire des bibliothèques des lieux de production de savoir.

711 millions d'adultes analphabètes

Comme le rappelle Patrick Weil, fondateur de BSF et directeur de recherche au CNRS, « le monde compte aujourd’hui 771 millions d’adultes analphabètes et 103 millions d’enfants non scolarisés ». Un défi colossal que Bibliothèques sans frontières, à la mesure de ses moyens, essaie de relever. En trois années d’existence, l’association a déjà lancé de nombreuses actions : création d’un centre de documentation à Niamey (Niger), édification de bibliothèques pour les enfants des rues à Madagascar, sauvegarde et valorisation du patrimoine téké au Congo, soutien à la promotion des littératures francophones en Géorgie…

en France aussi...

Au risque de surprendre, l’association intervient également en France et aux États-Unis, deux pays pourtant dotés d’équipements culturels de haut niveau. « Nous nous sommes demandés pourquoi une part assez importante de la population des pays riches ne fréquentait jamais les bibliothèques. Il est difficile de répondre à cette question mais nous avons décidé d’aller vers ces publics plutôt que d’attendre qu’ils viennent à nous », souligne Jérémy Lachal. BSF a ainsi créé une bibliothèque dans trois centres d’accueil de demandeurs d’asile, chacune disposant de fonds multilingues. Pour assurer le succès de ces opérations, l’avis des usagers a été largement pris en compte. Résultat : les lecteurs plébiscitent ces lieux de socialisation. Une initiative similaire a été lancée au Palais de la femme, dans le onzième arrondissement de Paris, destiné aux jeunes filles et femmes seules. En collaboration avec l’Armée du salut, BSF y a monté une petite bibliothèque qui ouvrira dans les semaines qui viennent. Lors d’un colloque que Bibliothèques sans frontières vient d’organiser au Sénat, des professionnels du livre et de la bibliothéconomie se sont interrogés sur les multiples enjeux à venir : ressources au format numérique, professionnalisation, mise en réseau… Une façon exigeante de (re)penser le don.

Bibliothèques sans frontières est une association loi 1901 reconnue d’intérêt général créée en 2007 à l’initiative de l’historien Patrick Weil. Les activités de BSF portent évidemment sur la création de bibliothèques et de centres de documentation, mais également sur la formation de personnels et la sauvegarde de patrimoines culturels locaux. Bibliothèques sans frontières intervient dans de nombreux pays africains ainsi qu’en Haïti, en Géorgie, aux États-Unis et en France. Soucieuse de ne pas répéter « les erreurs du passé », l’association ne se contente pas de gérer des dons de livres. Elle mène des opérations transversales afin de structurer la chaîne du livre au sein des bibliothèques. L’association est financée à 70 % par des subventions publiques – ministère de la Culture, ambassades, collectivités, mairie de Paris… – et bénéficie également du soutien d’entreprises privées – Veolia, Prisma Presse…

Bibliothèques sans frontières est parrainée par les écrivains Jean Malaurie, Marie Darrieusecq, Yamina Benguigui, Sylvie Germain…

Les podcasts d'Archimag
Êtes-vous prêts à renoncer à des services numériques ou à vos appareils électroniques pour le bien commun ? Face à l'urgence climatique, notre rapport au progrès et à la technologie est souvent remis en question. Archimag Podcast a rencontré Alexandre Monnin, philosophe, directeur du master Sciences, Stratégie et Design pour l’Anthropocène à l’ESC Clermont Business School et auteur de l'ouvrage "Politiser le renoncement", aux Éditions Divergences. Il est aussi co-initiateur du courant de la redirection écologique, dont il nous explique le principe.