La capitalisation des connaissances est un projet d’entreprise à part entière, il mobilise transversalement toutes les composantes de l’organisation, de la stratégie au système d’information. C’est donc une démarche qui prendra du temps à s’implanter, mais elle est inéluctable et répond à une mutation profonde d’un nouveau monde économique où la ressource principale est le savoir.
Ces dernières années, avec une force aussi soudaine qu’inattendue, la gestion des connaissances (knowledge management) s’est affirmée dans les entreprises comme un enjeu majeur. Cependant, la difficulté d’intégrer la dimension des connaissances dans la stratégie des entreprises et l’impossibilité de prouver un retour sur investissement ont freiné la réelle mise en place de dispositifs de capitalisation, transfert-partage ou création de connaissances qui soient au niveau des enjeux de cette nouvelle économie de la connaissance.
Le problème du vieillissement des populations actives, avec son lot de départs massifs, a été un symptôme significatif et visible des lacunes des stratégies des entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, en la matière.
Dans beaucoup de cas, la précipitation, voire l’absence de la prise en compte du transfert des connaissances lors des départs en retraite a montré, d’une part, l’existence d’un capital de connaissances « caché » dans les entreprises et, d’autre part, le manque d’analyse stratégique de ce portefeuille d’actifs intangibles. Ceci a montré l’importance que l’on doit accorder à ce capital de connaissances, et a redonné toute sa force à l’expression « capitalisation des connaissances », en tant qu’analyse et préservation du « patrimoine cognitif » d’une organisation. La gestion des connaissances ne s’arrête pas là, puisqu’elle doit s’occuper de la valorisation et du renouvellement de ce patrimoine, mais contrairement à certaines idées reçues, notamment dans le domaine si en vogue de l’innovation, la capitalisation des connaissances est le support nécessaire et fécond à tous les processus de connaissances de l’entreprise.
creux de connaissances
Nos sociétés industrielles avancées ont accumulé un capital connaissance considérable. Ceci explique, contrairement aux pays dits émergents, que l’accent y est mis sur une approche plus défensive (prévention du risque) qu’offensive (amélioration de la performance) de la capitalisation des connaissances.
Ainsi, la gestion du patrimoine de connaissances d’une entreprise comprend une analyse de risque, avec trois niveaux visibles :
1 - le knowledge gap (creux de connaissances) dû à un renouvellement de connaissances qui n’est pas suffisamment rapide. Ceci implique des coûts accrus pour l’acquisition de connaissances, une perte d’efficience, des délais dans l’évolution des connaissances.
L’industrie nucléaire, par exemple, au niveau mondial, est en train de combler à marches forcées un creux de connaissance dû notamment à un manque généralisé de recrutements ces vingt dernières années et à la désaffection des nouvelles générations pour ce domaine. Ce creux a été mis à jour à cause de la renaissance surprenante du domaine de l’énergie nucléaire dans le monde, qui a été à peine entamée par les récents événements au Japon. Ce risque n’est pas perçu comme un risque majeur.
2 - le knowledge loss (perte de connaissances) dû à une perte partielle de la mémoire organisationnelle. Ceci implique des pertes de production, des pertes de qualité, des pertes de clientèle, etc. Ce risque est perçu comme un risque sérieux et a été déjà expérimenté par de nombreuses compagnies.
3 - le knowledge crash, dû à une perte, souvent soudaine, d’une capacité stratégique de l’organisation. C’est un risque majeur pour l’entreprise. Un exemple emblématique est donné par la très récente faillite de la société Kodak, fleuron de l’industrie du XXe siècle, qui n’a pas su utiliser à bon escient son portefeuille de connaissances (notamment sur le numérique).
les processus de la capitalisation des connaissances
De manière opérationnelle, la capitalisation des connaissances, dans un sens très général, comporte trois phases :
1 - l’analyse stratégique du patrimoine de connaissances. Ce patrimoine est vulnérable ; un plan de préservation et de transfert doit donc être envisagé. Se posent alors un grand nombre de questions : quelles sont les connaissances vraiment menacées ? Sont-elles vraiment stratégiques pour l’organisation ? Qui est porteur de ces connaissances ? Quels sont les types d’actions opérationnelles possibles? Comment garantir que le plan d’action qui va être mis en place à moyen terme est en phase avec les objectifs stratégiques de l’organisation ?... Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d’effectuer un audit du patrimoine de connaissances et de proposer un plan d’action aligné avec la stratégie de l’entreprise. C’est cette première phase qui est appelée « analyse stratégique du patrimoine de connaissances », qui a pour but de repérer les domaines de connaissances qui sont « critiques » dans l’organisation.
2 - la préservation du patrimoine de connaissances. Cette phase est souvent appelée « capitalisation des connaissances ». Parmi les connaissances critiques identifiées dans la première phase, un grand nombre relèvent d’une action de préservation. Cette phase concerne tout domaine de connaissances à forte composante tacite, essentiellement détenue par des experts identifiés. Dans ce cas, la préservation s’entend comme le recueil de connaissances auprès des experts, afin de formaliser leurs savoirs non-écrits, en vue de les articuler avec les connaissances explicitées dans les systèmes d’information et de les faire partager à d’autres personnes du même domaine.
3 - la dissémination du patrimoine de connaissances. Cette phase est aussi appelée « partage » ou « transfert ». La préservation permet de recueillir et de structurer le contenu sensible d’un domaine de connaissance, et ainsi de constituer un corpus de connaissances - ou référentiel - du domaine. Il s’agit ensuite de transférer, à partir de ce corpus, la connaissance à des communautés qui doivent l’utiliser pour leurs pratiques opérationnelles.
Les outils de la capitalisation des connaissances
En termes d’outils, les processus de capitalisation des connaissances mobilisent des instruments très variés.
- la phase d’analyse stratégique repose souvent sur une cartographie des connaissances critiques. Une cartographie est une identification du patrimoine de connaissances. Il faut par ailleurs élaborer des critères spécifiques - ce n’est pas chose facile ! - qui permettent d’évaluer, dans la cartographie, quelles sont les connaissances les plus critiques pour l’entreprise et pourquoi. On parle alors de cartographie de connaissances critiques. Ceci fournit une vision « métier » du patrimoine et de sa criticité. Celle-ci est alors croisée avec une vision stratégique, fournie par les dirigeants de l’entreprise, qui analyse les capacités requises pour mener à bien leur stratégie. On parle alors d’alignement stratégique qui débouche sur un plan d’action de gestion du patrimoine de connaissances.
- la phase de préservation repose sur l’explicitation et la structuration du patrimoine de connaissances. Il s’agit de recueillir ces savoirs tacites critiques, détenus par des personnes (experts, spécialistes…) en faisant appel à un processus de conversion des connaissances tacites en connaissances explicites. Il faut savoir que ce processus est central dans la création de connaissances organisationnelles. Ces connaissances sont ensuite articulées avec l’ensemble des connaissances explicites déjà disponibles dans les systèmes d’information de l’entreprise pour créer le référentiel de connaissances de l’entreprise qui est l’ossature structurée de son patrimoine cognitif.
- la phase de dissémination est une problématique riche qui dispose de beaucoup d’outils. Il existe de nombreuses méthodes de transfert de connaissances (compagnonnage, jumelage, tutorat/mentorat, communauté de pratiques, formation, etc.) appuyées par de nombreuses technologies (CMS, Weblog, Spip, plateformes e-learning, portails, etc.). On confond malheureusement souvent le processus, la méthode et la technologie de dissémination.
Les phases précédentes de la capitalisation fournissent un référentiel légitime, structuré et disponible. Sa dissémination repose sur trois piliers :
1 - la socialisation dans des communautés de savoir qui doivent en assurer la diffusion, le partage et la maintenance.
2- l’implémentation dans un serveur de connaissances de tout ou partie du référentiel, qui met à la disposition des communautés de savoir un corpus de connaissances et fournit l’accès à toutes les ressources connaissances liées au corpus, dans le cadre d’une activité professionnelle (liens URL, documentation, groupes de travail, bases de données, logiciels, espaces collaboratifs…).
3 - l’intégration dans des systèmes d’apprentissage (formation, e-learning, communautés apprenantes…).
Jean-Louis Ermine
[Directeur de l’innovation au sein de l’école de management de l’Institut Mines-Télécom d’Evry. Docteur en mathématiques pures, concepteur de la méthode de gestion de connaissances Mask utilisée au Commissariat à l’énergie atomique depuis 1993.]