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Alexandre Lacroix, de Philosophie Magazine : "Je plains les historiens du futur"

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    Alexandre Lacroix : "le data journalism a un défaut : celui de publier des données brutes qui ne sont pas mises en récit" (O.Marty/Allary Editions)
  • Alexandre Lacroix est directeur de la rédaction de Philosophie Magazine. Également essayiste et romancier, il est l'auteur de "Ce qui nous relie" (Allary Editions, 2016), dans lequel il pose un regard philosophique sur la façon dont internet a transformé nos vies.

    Dans votre livre, vous affirmez que l'invention du web est plus décisive que celle de l'imprimerie. Pourquoi ? 

    En effet, je remets en perspective l'invention du web, que je qualifie de troisième révolution du signe, avec l'invention de deux autres "technologies" ayant permis aux hommes de laisser une "trace" de leur passage sur terre et d'échanger : l'invention de l'écriture (première révolution du signe), qui est évidemment la plus importante, et l'invention de l'imprimerie (deuxième révolution du signe).

    Si elles ont toutes deux impacté la politique, la religion, ou encore l'histoire, les effets de l'invention de l'imprimerie sont longtemps restés limités aux élites de quelques continents.

    L'impact du web, lui, est immense sur les domaines de la recherche et du savoir, mais aussi sur notre vie en général, qu'elle soit publique ou privée. Les échanges, les rapports amicaux, familiaux ou amoureux sont touchés, ainsi que les différentes sphères de l'activité économique. La plupart d'entre nous avons même dû intégrer ces nouveaux outils à nos métiers. La presque totalité de la population active de la planète, sur les cinq continents, est aujourd'hui connectée. Pourtant, certains pensent à tort que l'on vit encore un peu "comme avant". Prendre la mesure de ces évolutions est justement l'objet de mon livre. 

    Des rencontres décisives illustrent votre démonstration. Commençons par Julian Assange et ce que vous avez identifié comme étant son "truc pour changer le monde"...

    Dans son ouvrage La Société du spectacle (1967), Guy Debord a très bien décrit la société dans laquelle nous vivions auparavant, contrôlée par des médias centralisés où seuls ceux qui faisaient autorité avaient le droit d'apparaître et d'être cités. Nous évoluions alors dans un monde où la contestation et la subversion étaient assez impuissantes. 

    Ce qui est nouveau dans le monde actuel, c'est qu'une personne qui a des informations justes ou des données sensibles et qui pourtant, comme Julian Assange, ne dispose pas de grands moyens financiers et n'appartient ni aux services secrets ni à un grand média, peut malgré tout déstabiliser la première puissance mondiale en utilisant directement le canal du web.

    Le coup de génie de Julian Assange a été de considérer l'Etat avec son regard d'ancien hacker : selon lui, la façon la plus rapide de rendre plus démocratique un Etat est d'en faire sortir des informations afin que les citoyens puissent ainsi voir de manière plus nette quelles sont les décisions prises en leur nom. C'est l'idée de départ de Wikileaks : utiliser les agents appartenant à des gouvernements ou à de grandes multinationales, et qui pourraient être choqués par certains documents, pour attaquer ces organisations de l'intérieur. Ce phénomène nouveau donne naissance à un monde plus instable où le petit peut désormais renverser le fort. 

    Pourquoi qualifiez-vous dans votre livre le data journalism de "prosaïsme de l'information" ?

    Car le data journalism a un défaut : celui de publier des données brutes qui ne sont pas mises en récit. Il suppose donc, chez le lecteur, une capacité à interpréter correctement ce qu'il aura sous les yeux. Avec le risque également de rester lettre morte, comme ce fut le cas de nombreuses publications de Wikileaks, n'ayant jamais rencontré d'écho car trop compliquées à lire et comprendre. Le journalisme de données vient en effet rencontrer comme point de butée la réception et le niveau de connaissances techniques du récepteur. 

    Pourquoi opposez-vous ce "prosaïsme" à un "fétichisme" des données ?

    Ce prosaïsme de données s'oppose à des mises en récit disposant, à l'inverse, de peu de données, mais beaucoup plus attrayantes et extrêmement frappantes pour l'imaginaire : les théories du complot, "fétichistes" des données. Ce paradoxe a été parfaitement résumé par Julian Assange quand il s'interrogeait un jour sur les raisons qui poussent les gens à se passionner autant pour des complots imaginaires alors qu'il existe tant de complots réels. Tout simplement parce que les complots réels sont documentés par des listes de données sèches, tandis que la dénonciation des complots imaginaires est véhiculée par de grands récits mythologiques. 

    Cela nous amène à votre rencontre avec Philippe, le "chercheur de vérité"...

    Philippe était un ancien militaire français qui vivait au Paraguay et faisait partie de ceux qu'on appelle des "complotistes". Eux se font appeler "truthers" ou "chercheurs de vérité". Philippe, qui vivait coupé du monde, constituait des dossiers sur toutes sortes de théories du complot et prétendait être connecté à un réseau qu'il estimait entre 200 et 400 millions de personnes. Il pensait avoir des secrets de première envergure et être en danger si jamais il les diffusait. Son récit, qui peut sembler délirant, affirmait qu'il existe des sociétés secrètes qui mènent le monde et fomentent un plan eugéniste prévoyant la destruction de 90 % de l'humanité dans les trente années à venir. Peu intéressant a priori, ce récit, dans le détail, est brillant.

    Prenons l'exemple de la station américaine HAARP, basée en Alaska. Présentée officiellement comme une station d'observation des aurores boréales, elle servirait, selon les truthers, à envoyer de l'électricité dans l'ionosphère pour la faire retomber à certains points de la planète, provoquant des séismes ou des tsunamis (ce serait le cas de Fukushima). Elle travaillerait même à contrôler les esprits à distance. Cette théorie a été reprise pour argent comptant par une députée suédoise qui a fait rédiger un rapport officiel du Parlement européen réclamant une enquête de l'Europe sur cette station, accusée d'être l'arme secrète des Etats-Unis. Ce rapport a été publié sur le site internet du Parlement européen en 1999. La frontière entre sources officielles et sources officieuses est donc devenue poreuse...

    Écrire l'histoire sera donc de plus en plus compliqué ?

    Oui, je plains les historiens du futur, tant les théories des truthers se trouvent désormais emmêlées avec les versions officielles des médias. Les humains, en déposant des "traces" et en les échangeant construisent grâce au web leur histoire collective. Mais qui aura la légitimité pour contester certaines des théories véhiculées ? Orwell l'avait bien perçu dans 1984, quand il écrit que celui qui possède l'histoire possède le futur : il y a un enjeu politique majeur à proposer à des sociétés humaines un récit de leur passé dans lequel elles se reconnaissent. Si le récit qui fait foi est celui de Philippe, cela pourrait aller bien au-delà d'une délégitimisation des élites. L'ensemble de nos actions prendrait alors une direction inédite.

    Et qu'en est-il du post-humanisme, dernière partie de votre démonstration ?

    La révolution du web n'est pas terminée. La technologie continue d'avancer, notamment dans la Silicon Valley où ceux qui ont contribué dans les années 80 à la création du réseau mondial travaillent maintenant sur la connection de l'homme à la machine. C'est d'ailleurs là-bas que le concept de "singularité technologique" a émergé, suggérant que l'humanité inventera bientôt une machine plus intelligente que l'être humain, capable ensuite d’améliorer seule ses propres capacités, entraînant une période de progrès sans précédent. Ce moment sera décisif pour l'histoire, dont les lois vont s'abolir : nous entrerons alors dans le post-humanisme.

    Nous n'en sommes pas encore là, mais cette idée utopique de dépasser l'humain sert aujourd'hui de point de référence à ceux qui travaillent dans la Silicon Valley, comme par exemple le directeur de l'ingénierie de Google, Ray Kurzweil, ou même Mark Zukerberg, qui a affirmé l'été dernier que l'objectif de Facebook était de trouver les clés de la télépathie. Ayant enquêté là-bas, j'ai eu la surprise d'y trouver à part égale des médecins et des programmeurs qui travaillaient ensemble sur ces sujets. La course aux biotechnologies est lancée.

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