Jérôme Bondu est directeur du cabinet de veille et d’intelligence économique Inter-Ligere. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Maîtriser internet… avant qu’internet ne vous maîtrise », sorti en septembre 2018 aux Éditions Inter-Ligere.
Votre ouvrage commence par un rappel historique : dès le Ve siècle avant Jésus-Christ, le stratège chinois Sun Tzu soulignait l’importance de l’information dans le combat militaire. Puis d’autres empires (abbassides, espagnol, portugais, français, anglais...) ont développé des formes sophistiquées de maîtrise de l’information. Pourquoi ce survol historique de 2 500 ans ?
J’ai souhaité que le lecteur ait une vision « grand-angle » de la valeur de l’information. Tous les empires qui ont réussi ont en effet fait du renseignement une arme stratégique. Si je pioche quelques exemples tirés de l’histoire ancienne, ce n’est que pour mieux pousser le lecteur à prendre du recul, à se projeter dans l’avenir. On se rend alors compte que les 20 ans de domination de Google ou le retard pris par l’Europe ne sont rien. Les dés de l’internet ne sont pas joués, et nous pouvons les relancer si nous en avons la volonté.
Vous expliquez qu’il existe des résistances dans les entreprises françaises face à la veille : quelles sont-elles ?
Cela provient d’une situation particulière : il n’y a pas de contrôle de gestion sur l’information et il n’y a donc pas de mesure de la dépense informationnelle. Les professionnels de la veille et de l’intelligence économique ne peuvent donc pas prouver qu’ils font faire des économies à l’entreprise, car ils travaillent à réduire une dépense invisible. Bernard Besson et Jean-Claude Possin, auteurs d’ouvrages sur l’intelligence économique, ont résumé cela de façon très parlante : « Ce qui ne se mesure pas n’existe pas ! »
Cela pose la question récurrente, mais jamais résolue du retour sur investissement (ROI) en matière de veille…
Le retour d’expérience le plus fameux que je connaisse en matière de ROI est celui que m’avait confié un consultant au début des années 2000. Celui-ci avait été embauché dans un grand groupe du CAC 40 et avait demandé à être intégré au service achats. Il a alors procédé à un calcul assez précis de la somme des dépenses informationnelles au sein de ce grand groupe : abonnements aux bases de données, abonnements aux titres de presse, déplacements sur des salons professionnels, etc. Six mois plus tard, il a livré les résultats de ses calculs : les dépenses s’élevaient plusieurs centaines de milliers d’euros par an en frais informationnels. Selon lui, il y avait moyen de réduire cette facture d’un cinquième grâce à une dynamique d’intelligence économique. Son supérieur hiérarchique lui a dit « banco » et promis de lui reverser la moitié de la somme économisée en frais de fonctionnement pour le service d’IE.
À ma connaissance, aucune autre entreprise n’a procédé à des calculs aussi précis. La difficulté de calculer le ROI n’est pas le fait des professionnels de l’information ; c’est le fait de la cécité informationnelle des entreprises qui ne savent pas chiffrer cet aspect de leur fonctionnement. Nous sommes « victimes » de cet angle mort de la gestion d’entreprise.
Face à la position dominante de Google dans la recherche d’information, existe-t-il des solutions et des méthodes alternatives ?
Il existe en effet de nombreuses alternatives, à commencer par le moteur français Qwant, mais au sein de la petite communauté de l’intelligence économique, tout le monde n’est pas d’accord pour défendre cet outil. Certains très bons professionnels estiment que promouvoir Qwant, c’est au mieux de l’incompétence ! Ils lui reprochent de n’être qu’un métamoteur moins performant que Google. Je suis en total désaccord avec cela, et j’ai eu l’occasion d’écrire une tribune sur ce sujet dans Archimag.
À mes yeux, il y a un véritable enjeu stratégique à essayer de créer une alternative à Google. Car qui possède l’information possède la capacité de décision. Or 92 % des internautes du monde entier passent par Google. Ce monstre a donc les moyens de manipuler les informations au niveau de la planète. Des dictatures avaient réussi ce tour de force au sein d’un seul pays. Google l’a réussi pour toute la planète (sauf la Chine et dans une moindre mesure la Russie). Il s’agit d’un danger inédit dans l’histoire de l’humanité.
Au-delà de Qwant, je défends dans le même élan toutes solutions alternatives à Google. En matière de navigateur, l’alternative la plus intéressante est Firefox. Pour les moteurs de recherche, citons Duck Duck Go, IxQuick, Ecosia, Lilo…
En ce qui concerne les messageries, ProtonMail a été créé par une structure européenne, le Cern. Pour le stockage, on peut se tourner vers OVH. Pour une liste exhaustive, je vous renvoie vers les solutions proposées par Framasoft.
Comment lutter contre les biais cognitifs ?
C’est une question cruciale. Internet permet un accès sans précédent à l’information. Comme ceux qui veulent contrôler la pensée des gens ne peuvent plus couper l’accès à l’information, ils vont s’intéresser à la manière dont les internautes analysent les données. Leur contrôle va donc porter sur l’amont, sur la manière d’analyser, en utilisant les « erreurs communes de raisonnement » autrement appelées « biais cognitifs ». La frontière de la liberté s’est déplacée sur internet. Il ne s’agit plus d’avoir accès aux données. Mais de savoir les analyser.
Le nouveau journalisme, en tant qu’outil promoteur de la liberté de pensée, est donc un travail d’apprentissage du public des biais cognitifs !
Personnellement, je me forme notamment avec les écrits du sociologue Gérald Bronner. Ce dernier explique qu’il faut que nous fassions la cartographie de nos erreurs cognitives. Il pense aussi que nous devrions les apprendre à l’école comme nous apprenons les grands théorèmes mathématiques ou les grands moments de l’histoire. Je me suis aussi penché sur la psychosociologie, domaine qui m’a beaucoup fait progresser.
Vous rappelez le rôle des Européens dans la création d’internet : Paul Otlet, Louis Pouzin, Tim Berners-Lee, Robert Cailliau… Et pourtant, l’Europe n’a produit aucun Gafam…
En effet, j’ai toujours plaisir à rappeler qu’internet n’est pas qu’un produit américain, contrairement à ce qu’a affirmé Trump. Les Européens y ont aussi contribué.
L’absence de géants européens de la taille des Gafam ou NATU (pour les États-Unis) ou des BATX (pour la Chine) est très préoccupante. Cela s’explique de plusieurs manières. D’abord, les États-Unis ont eu très tôt une vision stratégique à long terme de ce que pouvait apporter l’informatique. Ils ont créé un écosystème vertueux avec des universités, des start-up, des flux financiers, une culture de l’essai-erreur, un marché unifié linguistiquement… Les Européens n’ont pas eu cette vision. Ensuite, les États-Unis ont préempté ce domaine naissant. Notamment de manière agressive en cherchant à acquérir les sociétés les plus prometteuses qui leur échappaient. Et en étouffant les autres. Ils n’hésitent pas à jouer des coudes dans ce qu’il faut bien appeler une guerre informationnelle.
Comment réagir face à une attaque informationnelle ?
Toute entreprise, quelle que soit sa taille, doit savoir mettre en place une gestion de crise. Cela se prépare évidemment en amont de toute crise, avec une définition des vulnérabilités, une analyse des parades possibles, une chaîne de responsabilité, une maîtrise des parties prenantes…
La diffusion d’une rumeur négative est un cas particulier de crise qui nécessite une bonne connaissance des techniques de réaction. Par exemple, il ne faut jamais démentir, car cela met la victime de la rumeur en position d’infériorité. L’attaquant maîtrise le tempo et peut renchérir. Le silence marche très bien quand on sait que la rumeur va s’éteindre d’elle-même. L’action juridique est intéressante, car elle constitue un message de force qui peut être diffusé auprès du public cible. Il existe d’autres parades : le retournement du sens, le contre-feu, l’enterrement... Le choix de la bonne parade se fait en fonction du contexte.
« Seuls les paranoïaques survivent », estime Andy Grove l’ancien patron d’Intel. Faut-il devenir paranoïaque ?
Bien sûr que non ! Mais il faut comprendre que l’on vit une révolution informationnelle et qu’il y aura des gagnants et des perdants… Quand on prend conscience de cela, on a envie de se battre et, pour moi, cela implique de bien connaître tous les éléments que j’ai évoqués : la veille, l’intelligence économique, la compréhension des biais cognitifs, la gestion des crises et des rumeurs, la souveraineté informationnelle, etc. Dans un monde en pleine révolution informationnelle, les nouvelles dictatures seront les dictatures de l’esprit. C’est pour porter ce message combatif que j’ai écrit ce livre.