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Gérald Bronner : "Notre temps de cerveau disponible est un bien commun"

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    "L’enjeu est de ne pas rester pétrifié face à ce que nos traces numériques dessinent et disent de nous", affirme Gérald Bronner. (Crédit : Loic Thébaud)
  • Gérald Bronner est sociologue. Professeur à l’université de Paris, il est membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des technologies. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment reçu le prix de la Revue des Deux Mondes pour « La Démocratie des crédules », paru aux Presses universitaires de France en 2013. Il vient de publier « Apocalypse cognitive », chez le même éditeur, dans lequel il dresse un constat sans concession sur ce que le numérique révèle de notre nature profonde sur la base des traces numériques que nous laissons. Entretien.

    Temps de lecture : 7 minutes

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    apocalypse-cognitive-gerald-bronnerLes progrès de notre disponibilité mentale au cours du temps sont spectaculaires. Pourtant, vous affirmez que l’avenir de l’humanité dépend de ce que nous allons en faire. L’heure est si grave que ça ?

    En effet, il faut de moins en moins de temps à l’être humain pour s’émanciper de la contingence. Nous avons environ huit fois plus de temps de cerveau disponible qu’au début du 19e siècle. Mais ce temps de cerveau disponible, que j’estime à environ 5 heures par jour, est concomitant avec une autre forme de disponibilité : l’information.

    Réunies, ces deux disponibilités auraient pu nous mener vers une société de la connaissance et vers une démocratie éclairée supérieures à tout ce que nous avons connu dans l’histoire.

    Malheureusement, la dérégulation du marché de l’information ne va pas dans le sens de cet intérêt général. Nous sommes face à un carrefour civilisationnel : qu’allons-nous faire de ce temps de cerveau disponible, au regard de cette disponibilité de l’information ? Rien n’est déterminé, mais le chemin qui se dessine est inquiétant.

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    Comment s’est dérégulé le marché de l’information ?

    Diverses représentations du monde existent depuis toujours : religion, superstition, idéologies politiques, conspirationnisme, etc. Mais jusque-là, le marché de l’information était régulé par ce qu’on appelle les « gatekeepers » (journalistes, universitaires, etc.), c’est-à-dire des « gardiens » qui autorisaient ou non une information à être versée dans le domaine public.

    Puis nous avons basculé dans un monde où la pression concurrentielle sur ce marché de l’information, qui résulte de sa libéralisation économique, est devenue extrêmement forte : de nouvelles logiques se sont insinuées, comme celle de la survie économique. La question n’est plus d’informer le plus objectivement possible, mais plutôt d’attirer l’attention.

    Par ailleurs, de nouveaux opérateurs d’information interviennent sur ce marché : nous ! Rares sont les individus à être rémunérés pour attirer l’attention. La plupart se payent symboliquement avec les likes ou les partages qu’ils génèrent.

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    Qu’entendez-vous par « Apocalypse cognitive » ?

    Si le terme « apocalypse » peut faire penser à la fin des temps, loin de moi l’idée de verser dans le catastrophisme. En réalité, l’étymologie du terme « apocalypse » signifie « révélation ». Bien sûr, je ne l’ai pas choisi par hasard. Je sais bien que ce mot attire l’attention sur une table de libraire et donc le temps de cerveau disponible. Il me permet de mettre en abîme le thème du livre.

    De quel type de révélation s’agit-il ?

    Selon moi, les traces que nous laissons, notamment dans le monde numérique, sont significatives et révèlent des choses fondamentales des grands invariants de l’espèce humaine, voire de nos obsessions.

    Cette révélation n’est pas forcément agréable à entendre ou à conscientiser. D’où aussi la couverture du livre (la tête terrifiante de la gorgone méduse qui peut nous transformer en pierre si nous la regardons).

    L’enjeu est donc de ne pas rester pétrifié face à ce que nos traces numériques dessinent et disent de nous.

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    Quel est l’« effet cocktail » que vous évoquez dans votre livre ?

    C’est le phénomène, théorisé par le psychologue acousticien Colin Cherry, qui se produit quand nous sommes dans une soirée et que nous parlons à quelqu’un. Nous pensons que le reste des conversations autour n’est qu’un brouhaha. Pourtant, certains traitements de l’information inconscients ont la capacité tout à coup d’attirer notre attention consciente.

    Ce qui est amusant, c’est que tout ce qui est capable de retenir notre attention dans l’effet cocktail correspond, à peu de choses près, à ce qui fait notre obsession dans le monde numérique. Et c’est normal, puisque ce monde numérique constitue une cacophonie informationnelle dans laquelle certaines propositions auront plus de chances de capter notre attention.

    Sur ce marché dérégulé, on voit donc apparaître les obsessions de notre espèce.

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    Quelles sont-elles ?

    Il y a les informations égocentrées. On prononce votre prénom dans une soirée et votre attention sera attirée, même si vous parliez avec quelqu’un d’autre. De la même façon, les informations qui parlent de nous nous attirent, tout comme les échantillons non représentatifs de notre vie que nous exhibons sur les réseaux sociaux et qui engendrent frustration et dévalorisation chez ceux qui les observent.

    La peur et le danger potentiel vont bien évidemment attirer notre attention. Ce qui était très utile pour nos lointains ancêtres peut devenir encombrant dans un contexte de dérégulation du marché de l’information, puisque tout produit fondé sur la peur nous attirera massivement.

    Qu’ils nous concernent ou pas, nous sommes attirés par les clashs, dangers potentiels pour les singes que nous sommes. Nous vivons en horde et nous nous sentons impliqués quand il y a conflit.

    Il y a aussi la crédulité, c’est-à-dire toutes les propositions intellectuelles qui vont dans le sens de nos intuitions les plus immédiates.

    Vient enfin le sexe : les vidéos pornographiques sont les plus regardées d’internet.

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    Nos traces numériques dessinent-elles des êtres médiocres ?

    Nous affirmons tous regarder Arte et ne jamais visionner de film pornographique, mais nos traces numériques prouvent le contraire. Il n’y a point de mépris culturel dans ce que je dis. Je suis aussi médiocre que les autres, et c’est sûrement pour ça que j’arrive à travailler sur ces sujets ! (rires)

    Rappelons-nous de la naïveté anthropologique de ceux qui avaient créé le Top 50 : ils voulaient établir un véritable classement basé sur les achats contre la méchante industrie qui nous trompait avec ses hit-parades. Résultat, les deux stars du Top 50 sont Jordi (« Dur dur d’être un bébé ») et Licence IV (« Viens boire un p’tit coup à la maison »). Comparez-le maintenant avec un vote sur les meilleures chansons françaises. Il n’aura rien à voir !

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    Certains combattent néanmoins ce constat…

    En effet, certains refusent de voir l’homme de cette façon et défendent l’idée de l’homme dénaturé. S’ils rassemblent des idéologies de droite et de gauche, leur point commun est de dire que l’homme est naturellement exigeant intellectuellement, mais qu’une force extérieure le tente (le marché, selon certains intellectuels, le diable, pour les religions monothéistes, etc.).

    Naïve, cette vision prouve une méconnaissance totale de l’humanité, malgré les données massives. L’offre ne peut survivre, surtout dans les conditions de dérégulation, que si elle s’adapte à la demande.

    Les seconds pensent au contraire que l’homme n’est « que » comme ça. Ces néopopulistes considèrent que nos traces numériques et, en particulier, celles qui concernent la crédulité, sont l’expression de l’entité fantasmée du « peuple », et qu’il faut les légitimer politiquement.

    Il s’agit d’un véritable mépris de classe car ils considèrent que le peuple n’est pas capable d’accéder à des modes de raisonnement rationnels.

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    Quelle est notre meilleure arme pour nous en sortir ?

    Notre cerveau ! Je suis un rationaliste. Je pense que toute forme de raisonnement méthodique est accessible à tout le monde.

    Certes, nous sommes faits d’addictions et d’obsessions, mais nous ne sommes pas que cela. Notre cerveau est l’outil le plus complexe de l’univers connu. Nous sommes capables de résister à des plaisirs immédiats et certaines parties de notre cerveau, plus nobles, pourraient s’exprimer plus fortement dans l’espace public.

    Mais pour que notre temps de cerveau disponible ne soit pas entièrement aspiré par des activités futiles et puériles, des conditions collectives doivent être organisées.

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    Comment ?

    Une régulation du marché de l’information, non liberticide et sans censure, doit s’opérer. La modération, l’ordre d’apparition et la célérité des contenus doivent être questionnés en utilisant la viscosité algorithmique.

    Notre temps de cerveau disponible est selon moi un bien commun. Comme la santé ou la question du climat, celui-ci dépasse donc le cadre de l’État-nation et des entreprises privées. Il doit être traité par des institutions internationales collectives.

    Par ailleurs, le développement de l’autonomie intellectuelle et de la pensée méthodique est fondamental. C’est pourquoi j’ai accepté de participer au conseil scientifique de l’Éducation nationale pour introduire concrètement la question de l’esprit critique dans les programmes. Enfin, en écrivant des livres, je souhaite nous aider à mieux comprendre ce qui nous arrive. La prise de conscience ne suffit pas, mais c’est une condition nécessaire.

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