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"Des choix de société s'imposent pour décider de ce que nous voulons faire de nos données"

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    « la technologie n'est pas suffisamment pensée comme un objet politique » Valérie Peugeot / Terra Data
  • Serge Abiteboul est chercheur en informatique à Inria et à l'ENS de Paris. Avec Valérie Peugeot, chercheuse en digital studies à Orange Labs et membre de la Cnil, il est l'auteur de Terra Data - Qu'allons-nous faire des données numériques, publié aux Éditions Le Pommier/Universcience (2017).

    À qui s'adresse l'exposition Terra Data  ?

    Serge Abiteboul  (SA) : Elle s'adresse à tous ceux qui vivent dans un monde numérique, entourés et confrontés à des données, ou qui se posent des questions sur les données personnelles et publiques qu'ils utilisent. Elle intéressera tous les gens qui pensent manquer de compétences techniques ou scientifiques sur ces domaines, tels que les collégiens, les lycéens, mais aussi bien sûr les adultes, les personnes âgées et les enfants plus jeunes. Bref, tout le monde.

    Dans votre livre, vous évoquez la fameuse Terra Data comme « une terre de données immense, aux contours mal définis, une terre à explorer ». Pourquoi ?

    Valérie Peugeot (VP) : La presse a un discours quelque peu incantatoire sur les données, riche de promesses euphorisantes. À l'inverse, certains tentent de ramener coûte que coûte la technique à son statut d'outil. Ce que nous voulions, c'est d'abord...

    ...sortir à tout prix d'un certain déterminisme technologique qui présuppose d'entrée de jeu les effets des technologies sur la société.

    Nous tenions aussi à montrer que la technologie est loin d'être un simple outil, mais qu'elle embarque au contraire plein de choses telles que les intentions des ingénieurs, des choix politiques, des financeurs, etc.

    Nous voulions sortir de cette vision simplifiée pour montrer la multiplicité des acteurs (dont les utilisateurs font partie) qui participent à ce que la technologie fait à la société. La science en général et la technologie en particulier ne sont pas suffisamment pensées comme objet politique. 

    SA : Les technologies sont là et nous n'avons ni à les adopter ni à les éliminer de façon aveugle. Nous avons voulu montrer que des choix de société s'imposent pour décider de ce que nous voulons faire des données. 

    N'y a-t-il pas une sorte d'injonction contradictoire permanente qui oppose innovation et vie privée, comme si l'un et l'autre ne pouvaient coexister ?

    VP : En effet, mais j'ai l'impression qu'avec le nouveau règlement européen, le RGPD, le législateur a réussi à trouver une voie d'équilibre entre de vraies simplifications et une meilleure responsabilisation pour les entreprises et, de l'autre côté, toute une série de nouveaux droits pour l'utilisateur, le consommateur ou le citoyen.

    Il contient notamment un droit qui m'est cher, le droit à la portabilité, qui prévoit que l'utilisateur puisse récupérer ses données collectées dans le cadre de l'usage d'un service et pourra ensuite s'en servir pour lui-même ou les transférer vers un autre service.

    Le terme de « smart city » est apparu au début des années 2000. Pourquoi, selon vous, devrions-nous plutôt parler de « data city » ?

    VP : D'abord, le terme de smart city est mal traduit, puisqu'il désigne en anglais une ville agile et mieux organisée, mais pas « intelligente ». Mais si l'on met de côté le débat sémantique, le problème est que le concept de smart city, qui a été forgé de toutes pièces par IBM, puis repris par Cisco, Siemens et d'autres grandes entreprises, correspond à une vision centralisée de la ville.

    Rappelons les utopies de départ de l'idéologie numérique qui visaient à corriger les asymétries de pouvoir en faveur d'une information mieux répartie, mieux diffusée, et avec une intelligence plus collaborative.

    Toutes les données produites par les capteurs installés dans les villes pourraient servir à penser de nouvelles formes de gouvernance dans lesquelles le citoyen pourrait être un acteur à part entière et où l'on pourrait repenser le rôle de la municipalité et redistribuer le pouvoir.

    Pourtant, un certain nombre d'acteurs, à l'image de ce qui a été fait à Rio, ont en réalité rêvé de reconstruire du pouvoir centralisé, au nom de l'efficacité. On tend alors à déshabiller l'acteur public traditionnel pour transférer le pouvoir vers un acteur privé. Et de l'autre côté, le citoyen est devenu un simple consommateur de service. 

    SA : On observe aujourd'hui une concentration des données et de l'information chez quelques gros acteurs. Pour les smart cities - comme pour le web et les nouvelles technologies en général - le combat est donc désormais politique, car nous pourrions utiliser cette ville connectée pour un renouveau démocratique.

    Mais pour cela, il faut à tout prix que les gens se positionnent : acceptent-ils ou refusent-ils que la ville soit livrée à une ou deux entreprises qui gèrent tout, sans démocratie participative ?

    Les entreprises tirent profit des données. Mais pourquoi parlez-vous d'une « asymétrie de pouvoir » ?

    VP : Elle est liée à la question du consentement qui est aujourd'hui l'un des piliers sur lequel repose notre régime juridique. Dans le champ du marketing, ce consentement pour utiliser les données personnelles d'un individu est en grande partie une fable.

    D'abord, nous n'avons souvent même pas conscience que nous sommes en train de consentir. De plus, il existe le système du « love it or leave it » qui vous oblige à donner votre consentement si vous voulez profiter du service.

    Mais qu'est-ce qu'un consentement face à un non-choix ? Le nouveau règlement européen revisite ce consentement pour lui redonner de la substance.

    SA : De mon côté, je pense que le déséquilibre est encore plus fondamental que ça. Aujourd'hui, les utilisateurs que nous sommes avons en face de nous de grosses entreprises dont nous ignorons de quelles données elles disposent sur nous et ce qu'elles en font.

    Bien sûr, j'ai conscience que pour nous rendre tous leurs services, il faut que les entreprises aient des données. Pourtant, en contrepartie, il faudrait que nous puissions davantage maîtriser ce qui se passe, qu'il y ait plus de transparence.

    Dans votre livre, vous parlez également de régression démocratique. Pourquoi ?

    SA : Un des problèmes aujourd'hui est que nous manquons de vigilance sur toutes ces collectes de données. Pourtant, si nous de faisons pas attention, notre société pourrait se transformer demain en une société policière où l'État saurait tout de nous. 

    On pourrait même imaginer un drone qui passerait au-dessus de la manifestation et permettrait de dresser la liste de 90 % des gens qui étaient présents.

    VP : Si nous vivions dans un régime non démocratique, il suffirait que l'on nous prenne en photo lors d'une manifestation pour que cette photo soit confrontée au fichier TES (Titres électroniques sécurisés) et ainsi savoir qui vous êtes.

    On nous dit aujourd'hui que le fichier TES n'est utilisé qu'à des fins d'authentification lorsque l'on renouvelle ses papiers d'identité, mais pas d'identification. Sauf que des dérogations sont déjà prévues, pour les juges, par exemple, en cas de terrorisme. Techniquement, si un juge peut le faire, demain un pouvoir non démocratique pourra le faire aussi.

    Existe-t-il des alternatives aux gros acteurs que vous pointez du doigt ?

    SA : Aujourd'hui, des outils leur font concurrence, mais sont encore peu connus. Il y a eu récemment Mastodon ou Diaspora pour les réseaux sociaux, Qwant pour les moteurs de recherche ou encore Framasoft et sa suite logicielle, etc.

    Ces alternatives refusent de fonctionner sur un modèle de prédation de la donnée et réconcilient donc la qualité servicielle et l'innovation avec un modèle économique alternatif. Les utilisateurs doivent prendre conscience qu'il ne faut pas qu'ils se contentent de se plaindre et de faire n'importe quoi avec leurs données.

    Ils doivent se prendre en main. Je rêve d'un jour où des gens me diront : « Non, Facebook fait des choses qui ne sont pas bien avec mes données, je vais passer chez un concurrent ». 

    Je crois de mon côté beaucoup dans le pouvoir de la négociation grâce au levier de l'e-réputation et des associations de consommateurs qui devraient jouer un rôle plus important puisqu'elles sont en capacité de négocier et d'imposer leurs normes ; certes, ces entreprises sont immenses, mais elles sont beaucoup plus fragiles que d'autres entreprises plus traditionnelles, car leurs centaines de millions de clients peuvent décider du jour au lendemain de migrer chez un concurrent.

    Il existe des applications incroyables d'un point de vue scientifique, sociétal et économique. À nous de choisir ce que l'on fait avec afin d'éviter que le pouvoir ne soit capturé par quelques-uns et uniquement transformé en pouvoir de gagner de l'argent.

    VP : Certes, les individus doivent en effet se mobiliser individuellement, mais aussi collectivement, par l'intermédiaire de mouvements sociaux spontanés ou par des actions collectives, puisque c'est désormais possible.

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