Violaine Champetier de Ribes est fondatrice de l’agence DigeeTrips.com. Elle est également la coauteure avec Jean Spiri de l’ouvrage « Demain, tous Estoniens ? L’Estonie, une réponse aux Gafa » (Éditions Cent Mille Milliards, 2018). État plateforme, e-administration, entreprises du numérique... : elle répond à nos questions.
L’Estonie apparaît comme le premier « État plateforme » au monde : quelles sont ses principales réalisations dans le domaine d’e-administration ?
En Estonie, 99 % des services sont disponibles en ligne. Depuis 2000, il existe une carte d’identité électronique (e-ID), mais aussi un service e-Tax qui permet de payer ses impôts en ligne, un service de paiement du stationnement via le mobile (m-Parking), un système d’information des sessions du gouvernement (e-Cabinet), un géoportail, un système de vote en ligne (i-Voting), un registre dématérialisé d’enregistrement des entités légales (e-Business), un dossier de santé électronique (e-Health Record), la signature électronique…
L’État plateforme s’est construit autour de trois piliers : une identité numérique unique, un point d’entrée unique pour accéder à tous les services, et une structure informatique. À tout moment, un citoyen peut voir si un fonctionnaire a accédé à une information particulière de son dossier.
Il n’y a que trois démarches que l’on ne peut pas faire en ligne : se marier, divorcer et acheter un bien immobilier. Les autorités estoniennes ont estimé que les grands engagements de la vie devaient rester entre humains.
Comment expliquer l’aspect précurseur de l’Estonie ?
Au moment de son indépendance, en 1991, le pays était exsangue et tout était à reconstruire. C’est dans leur histoire mouvementée que les Estoniens ont puisé les ressources nécessaires pour reconstruire le pays. Le pays a des cerveaux très brillants et très pragmatiques qui avancent par des petits tests successifs. Par ailleurs, il y avait un héritage historique : l’Estonie faisait figure de laboratoire R&D de l’Union soviétique. Notons également un sens très développé du bien commun : on ne peut s’en sortir que tous ensemble !
L’État plateforme s’est donc construit au fur et à mesure avec l’ajout de briques successives. Derrière cet État plateforme, il y a eu dans les années 1990 une politique visionnaire qui répondait aux besoins pragmatiques des Estoniens. Après l’indépendance, la population était traumatisée par l’occupation et la bureaucratie soviétiques. Il fallait donc que la population adhère aux nouveaux projets d’État. Et pour créer de l’adhésion, il fallait un État transparent qui soit le contraire d’un État communiste.
Ensuite, l’Estonie n’avait que peu de ressources et il a fallu trouver des solutions peu coûteuses.
Enfin, en raison de sa faible densité de population (28 habitants au kilomètre carré), l’État n’était pas en mesure de construire des infrastructures dans toutes les régions du pays. Par ailleurs, les banques connaissaient les mêmes problématiques : ne pouvant ouvrir des succursales partout, elles ont utilisé internet pour développer leur activité. En Estonie, l’État plateforme s’est coconstruit avec les banques et les entreprises de télécommunication. Objectif : le citoyen doit pouvoir utiliser les services en lignes, quel que soit l’endroit où il se trouve.
L’Estonie ne compte que 1,3 million d’habitants répartis sur un territoire de 45 000 kilomètres carrés. Faut-il être une « petite nation » pour faire preuve de précocité ?
Dans le cas de l’Estonie, ce succès s’explique par une combinaison de raisons historiques (l’accession à l’indépendance en 1991) et la présence d’hommes politiques visionnaires qui avaient compris l’importance de créer des services utiles et faciles à utiliser.
La première fois que je suis allée en Estonie, je souhaitais voir à quoi ressemble le pays le plus digital au monde. Or, la capitale Tallinn est une ville médiévale qui ne ressemble pas aux villes asiatiques bardées d’écrans et de gadgets à tous les coins de rue. D’une certaine façon, la société digitale la plus avancée du monde est invisible !
L’Estonie a-t-elle mis en place un plan de formation particulier ?
En 1996, un programme de formation baptisé « Le saut du tigre » a été mis en place à destination des écoles, mais aussi de la population. On a retrouvé à cette occasion la coconstruction entre l’État et les banques. Des formations ont également eu lieu dans les bibliothèques et les grandes surfaces pour aider les citoyens à utiliser un ordinateur et à s’approprier les services en ligne. Dès le départ, la démarche était très inclusive. Résultat : le niveau des élèves est excellent et la population dans son ensemble est relativement à l’aise avec les usages numériques.
Quelles sont les relations de l’Estonie avec les Gafa ?
Les autorités estoniennes estiment que pendant trop longtemps les États ne se sont pas préoccupés de la question de l’identité numérique. Conséquence : les Gafa se sont engouffrés dans la brèche… L’Estonie n’est pourtant pas hostile aux Gafa, mais la plateforme d’État n’accepte pas d’identification via un service opéré par les Gafa.
Ce modèle estonien montre qu’un État peut défendre ses prérogatives régaliennes à l’ère numérique sans avoir recours aux Gafa.
À contrario, la France a dû faire appel à Microsoft pour équiper l’Éducation nationale parce qu’elle ne possède pas de solutions informatiques adéquates et développées en interne.
Y a-t-il une importante industrie du logiciel et des services informatiques en Estonie ?
Il y a beaucoup de développeurs et de coconstruction entre l’État et les start-up locales. Il existe une demi-douzaine de sociétés estoniennes qui ont contribué à la création de la plateforme d’État. Avec l’expérience accumulée, ces sociétés parviennent à exporter leurs produits et services à la Nasa, par exemple.
Quant à Skype, qui a été créé par trois ingénieurs estoniens et des investisseurs danois et suédois, son succès mondial a permis de nourrir tout l’écosystème estonien. Notons que les trois fondateurs ont fait le choix de rester au pays et de réinvestir en Estonie. Ce succès a eu pour conséquence de pousser les Estoniens à croire en eux. Ce tout petit pays perdu en Europe du Nord a développé un service mondial.
L’Estonie a été victime d’une vaste cyberattaque en 2007. Comment se prépare-t-elle à ce genre de menace ?
Les enfants sont désormais formés aux problèmes de la cybersécurité et du cyberharcèlement dès l’école. Les adultes sont également sensibilisés à l’importance de la cybersécurité.
En raison de leur avancement en tant qu’État plateforme, les Estoniens ont obtenu que le centre d’excellence de l’Otan dédié à la cybersécurité s’installe à Tallinn. Il est intéressant de noter que les Estoniens transforment les obstacles qui se dressent sur leur route en atouts.
L’Estonie a enfin créé un statut d’e-résidence qui est une forme de transnationalité numérique. Ce statut, dont je bénéficie, permet de créer une entreprise en Estonie sans y résider. L’objectif de l’e-résidence est de créer de la richesse. À ce jour, il y a plus de 50 000 e-résidents et 5 000 entreprises ont été créées grâce à ce statut. C’est une première mondiale.
Comment est traitée la question de la confidentialité des données personnelles ?
La protection des données personnelles est encadrée par une loi de 2000. Les citoyens sont propriétaires de leurs données et peuvent savoir à tout moment qui a accédé à leurs données. Celles-ci sont d’ailleurs décentralisées un peu comme sur le modèle de la blockchain. S’ils constatent un abus, les citoyens peuvent porter plainte.
Sur 500 millions de requêtes réalisées en ligne par an, on ne compte que 700 plaintes. Les abus sont très sévèrement sanctionnés.
Par ailleurs, l’Estonie dispose d’un centre de recherche génomique où environ un tiers de l’ADN de la population est séquencé. Les citoyens qui font séquencer leur ADN choisissent les personnes qui pourront accéder à ces informations. Bien entendu, ce projet est encadré par la loi.
Quelles leçons la France peut-elle tirer du modèle estonien ?
La première leçon à retenir, c’est que la digitalisation de l’État est d’abord une transformation culturelle avant d’être une transformation technologique. Cela signifie un État prestataire de services et non pas des fonctionnaires au service de l’État.
Deuxième leçon, il faut créer de l’adhésion et être inclusif. Il ne sert à rien de créer des outils numériques si l’on n’a pas l’adhésion des utilisateurs.
Enfin, il faut être pragmatique et créer de la confiance, car le numérique repose sur la confiance.