Les outils numériques, la numérisation des documents et la digitalisation globale du travail ont-ils transformé l'activité des archivistes ? Si nous avons toutes et tous notre petite idée sur la question, il est intéressant d'explorer en détail les ressorts sociologiques et professionnels de ces mutations et la façon dont ils se traduisent dans les interactions à l'intérieur du groupe métier (segmentations, hiérarchisations, légitimités, etc.), mais aussi à l'extérieur (reconnaissance, interactions, etc.). C'est ce qu'a analysé le rapport "Une réforme numérique ? Les mutations du travail archivistique dans les services d'archives départementales", publié sur France Archives le 2 septembre 2024, et réalisé par des chercheuses et par des professeures en sociologie de l'Université de Caen.
Fruit du programme de recherche "Les reconfigurations du travail des archives : trajectoires, rapport au travail et légitimités des archivistes face à l’informatisation d’un monde professionnel", mené de 2021 à 2024 par l’université de Caen (Unité CERREV : Centre de recherche risques et vulnérabilités), ce rapport résulte d'une enquête qualitative menée dans quatre services d'archives départementales, où des observations et des entretiens ont été menés avec l'ensemble du personnel.
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Le numérique transforme les services publics d'archives
Premier enseignement de ce rapport, l'enquête menée confirme la transformation de la chaîne de traitement archivistique et permet d'identifier précisément ses effets sur le contenu du travail des archivistes. Quatre transformations majeures, résultant du "numérique au travail", ont été identifiées :
- les usages des logiciels métiers et leurs effets sur l'organisation du travail ("Les archivistes chargés de mission numérique sont souvent très à l’aise avec ces aspects du travail tandis que les agents et agentes archivistes de catégorie C se tiennent plus à distance de ces questions", peut-on lire dans ce rapport. "Certaines fonctionnalités du logiciel métier sont contournées et/ou faiblement mobilisées) ;
- la prise en charge des archives électroniques, une expertise reconnue ("Cette technicisation est jugée comme complexe par certains archivistes qui se l’approprient difficilement", indique le rapport ; "mais elle conduit aussi à les construire comme des figures expertes de la dématérialisation dans leurs rapports aux services producteurs d’archives, qu’ils conseillent et accompagnent dans la gestion de leurs archives électroniques (fichiers et bases de données), une image valorisante qui contribue aussi à « dépoussiérer » les représentations du métier d’archiviste à leurs yeux" ;
- numériser les documents : une tâche externalisée ou déléguée (Le rapport précise que "si les petits scans quotidiens pour des demandes ponctuelles sont réalisés directement avec leur téléphone ou un copieur par les archivistes sollicités (de catégories A ou B), les travaux plus contraignants (séries un peu plus importantes, grands formats, etc.) sont soit externalisés à des entreprises prestataires, soit délégués aux agents et agentes de numérisation, dédiés à ces tâches souvent décrites comme plus pénibles") ;
- une informatisation au service du public ("« Communiquer en ligne » acquiert un sens pluriel. D’abord, tous les services d’archives explorés rendent désormais disponibles, à partir de leurs sites web, les inventaires des fonds et des choix de corpus numérisés", explique le rapport."[...] Les enjeux de communication au public se situent aussi ailleurs que dans la gestion du portail internet : communiquer avec le lecteur consiste aussi désormais à animer des réseaux sociaux".
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Numérique et identités professionnelles : la réaffirmation du coeur de métier
Selon ce rapport, deux figures professionnelles se détachent : l’archiviste des fonds anciens (mettant en œuvre ses connaissances paléographiques) et l’archiviste des fonds contemporains (se distinguant par un engagement sur les questions de données et de prise en charge de l’archivage électronique). Si cette polarisation du groupe professionnel est loin d'être récente, l'enquête met néanmoins en avant que les enjeux de l'archivage électronique et de la numérisation ont entraîné la mobilisation, par les archivistes en charge des archives contemporaines, de nouvelles ressources pour construire une légitimité professionnelle.
Enfin, ce rapport indique que les mutations numériques n'ont que peu déstabilisé le rapport à la profession et que ces transformations lui ont même permis de réaffirmer ses missions de service public et de repenser les activités qui fondent l'appartenance au métier. Les fameux "4C" (collecter, classer, conserver, communiquer) ne sont pas mis en cause par la transformation numérique, tout comme les sensations, les émotions et les sentiments moraux qui façonnent le rapport à la profession (en tout cas dans les services d'archives départementales).
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Un "horizon mobilisateur" pour les archivistes
"Les discours laissent entrevoir la permanence d’un esprit commun à la profession, notamment parce que les tâches et missions principales du métier d’archiviste demeurent", conclut ce rapport. "Et finalement - malgré les multiples contraintes, incohérences et difficultés spécifiques liées à ce processus -, nous avons constaté une adhésion générale (parfois résignée, mais le plus souvent active) aux différentes composantes du processus de numérisation du métier. Dans les archives départementales étudiées, cette transformation représente un horizon mobilisateur pour l’ensemble du groupe".