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The Shift Project : "si l’on veut que la culture perdure, il ne faut pas nier les enjeux environnementaux !"

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    "La culture est essentielle. Si l’on doit réduire de 80 % les émissions de GES d’ici 2050, il n’y a que deux chemins possibles : soit 80 % de culture en moins, soit une culture 80% moins carbonée", explique Fanny Valambois. (Freepik)
  • La première est spécialiste du secteur du livre et de l’édition ; la seconde de l’industrie du cinéma : Fanny Valembois et Juliette Vigoureux sont toutes deux consultantes auprès des organisations culturelles sur les questions de transition liées à l’environnement et au développement durable. Membres du Shift Project, elles ont contribué au rapport Décarbonons la culture !, publié en 2021, ainsi qu’au Plan de transformation de l’économie française, sorti en 2022.

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    Comment avez-vous procédé pour analyser le secteur de la culture ?

    Juliette Vigoureux : Un groupe composé de professionnels, qui ont conscience des spécificités et des contraintes du secteur de la culture et de ses « sous-domaines » (spectacle vivant, arts visuels, livre et édition, cinéma, etc.), s’est structuré au sein du Shift Projet.

    Fanny Valembois : Pour chaque secteur, nous avons d’abord voulu récupérer ou produire de la donnée chiffrée sur la base d’activités physiques. Par exemple, pour le secteur du livre, nous avons pu exploiter le bilan carbone réalisé en 2015 par le groupe Hachette. Mais nous n’avions pas de bilan carbone de bibliothèques ou de librairies, et pas grand-chose sur le cinéma.

    Nous avons donc mené de nombreux entretiens pour récupérer un maximum de données que nous avons croisées avec les facteurs d’émission de l’Ademe. Nous souhaitons maintenant affiner ces estimations.

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    Selon votre analyse, 1 à 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) seraient liées aux usages numériques de la culture. Ce chiffre est-il fiable ?

    JV : Ces estimations sont certainement trop basses. La part du numérique dans les émissions de GES est évaluée entre 4 et 5 %, mais nous savons que le contenu culturel (c’est-à-dire les données qui relèvent du ministère de la Culture, qui incluent par exemple le jeu vidéo ou la pornographie) représente entre 60 et 80 % des données numériques échangées.

    Ce qui doit être noté, c’est surtout la dynamique : avant le Covid, nous étions déjà sur des augmentations de 8 à 10 % par an. D’ici 2025, elles auront doublé voire triplé.

    Quels sont les enjeux actuels ?

    JV : Nous avons choisi de traiter le numérique de façon transversale. Parler du numérique, c’est parler de flux, de stockage et de matériel qui ont chacun un impact environnemental conséquent qui ne cesse d’augmenter.
    Tout tend à se numériser mais le gain environnemental n’est pas du tout certain.

    La question de l’archivage et du stockage de ces données concerne l’ensemble du secteur culturel, qui doit conserver son patrimoine. On a cru un temps que le numérique résoudrait les problèmes d’espaces de stockage, mais il pose d’autres problèmes majeurs.

    FV : Nous constatons également des phénomènes d’effet rebond : la numérisation ne vient pas en remplacement du « physique » (un spectacle, une représentation, une conservation, etc.) mais elle s’additionne à lui en général. Il n’y a donc pas d’effet vertueux, au contraire.

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    Pourquoi écrivez-vous que les professionnels de la culture sont sous l’effet d’un trompe-l’œil ?

    FV : Car la culture est dépendante d’autres secteurs en amont, comme ceux de l’alimentation, des bâtiments, ou des transports, appelés à se transformer. Les professionnels ne se croient pas directement concernés.

    JV : Il existe également une opposition entre enjeux environnementaux et culture, que certains considèrent comme un espace de créativité et de liberté absolue qui ne devrait subir aucune contrainte. Cette antinomie doit être gommée : si l’on veut que la culture perdure, il ne faut pas nier ces enjeux !

    Justement, pourquoi considérez-vous que le monde de la culture est vulnérable face aux bouleversements à venir ?

    FV : Comme les autres secteurs de l’économie, le secteur culturel devra respecter l’ambition des Accords de Paris de neutralité carbone en 2050, et donc réduire de 80 % ses émissions. Il n’y aura pas d’exception.
    Par ailleurs, les émissions de GES du secteur de la culture, qui contribuent au réchauffement climatique, traduisent sa dépendance aux énergies fossiles.

    Rappelons que la culture a déjà été exposée ces deux dernières années à des risques forts, d’ordre sanitaire. Et elle pourrait maintenant s’exposer à des problèmes de disponibilité et de coût de l’énergie. Il y a donc des enjeux de résilience et de dépendance.

    Les professionnels de la culture doivent garantir la survie de leurs activités à la sortie des énergies fossiles. Par exemple, des marchés artistiques entiers, en diffusion et en programmation, dépendent des voyages internationaux.

    Existe-t-il un risque pour ces artistes si l’énergie coûte demain beaucoup plus cher ? Même chose au niveau du bâtiment : comment feront les services d’archives si leur bâtiment, gourmand en énergie, ne peut plus être approvisionné ?

    Si nous avons entrepris tout ce travail, c’est parce que nous entrevoyons un risque et que nous souhaitons l’anticiper. Beaucoup considèrent, et j’en fais partie, que la culture est essentielle. Si l’on doit réduire de 80 % les émissions de GES d’ici 2050, il n’y a que deux chemins possibles : soit 80 % de culture en moins, soit une culture 80 % moins carbonée.

    Quelles mesures préconisez-vous ?

    FV : Nous avons proposé une multitude de mesures graduelles, disponibles en ligne, secteur par secteur, que nous avons regroupées en 5 catégories :
    Écoconcevoir les œuvres : cette nouvelle manière de travailler doit s’anticiper dès le début d’un projet et sur son ensemble.

    Cela implique de se poser des questions en amont : où est mon territoire, d’où viennent les personnes qui travailleront, quel sera le rythme d’exploitation, quelle fin de vie, etc.

    Relocaliser les approvisionnements : on n’est pas obligés d’acheter du papier ou d’imprimer en Chine, d’acheminer des bières sur un festival produites à l’autre bout de la France ou encore d’aller tourner tout en film en Afrique du Sud…

    Ralentir : on observe dans tous les secteurs de la culture une accélération du rythme des œuvres. Par exemple, la durée de vie d’un film sur nos écrans se restreint toujours plus. Une nouveauté sort toutes les 8 minutes dans l’édition. Cet enjeu va de pair avec la notion de bien être au travail car nous souffrons tous de ce rythme effréné.

    Réduire les échelles : les jauges sont en expansion constante, les tirages de livres dithyrambiques, tout comme le nombre de voitures détruites sur le tournage d’un James Bond. On touche là à des choses compliquées car cela oblige à reconsidérer nos manières de mesurer la réussite. Il faut donc pour cela revenir au sens des choses et s’interroger sur la façon de mesurer la qualité, la valeur ajoutée sociale, artistique, culturelle, de qualité de vie et d’expérience d’une œuvre.

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    JV : Renoncer : le renoncement est difficile et peut avoir des conséquences économiques. Mais il faut s’autoriser à se poser cette question. Par exemple, le ministère de la Culture a lancé un appel à projet avec 10 millions d’euros de subventions à la clé pour développer les pratiques de réalité virtuelle dans le spectacle vivant. En a-t-on vraiment besoin ?

    Quel est le gain culturel des salles de cinéma « premium », qui consomment 150 % d’énergie en plus ? Le « non » doit être une option.
    Il y a aussi un sixième point, qui est l’intégration des enjeux de mobilité en amont de tous les projets et à tous les niveaux : des œuvres, des artistes, des publics, etc.

    Par quoi commencer ?

    JV : Les professionnels de tous les secteurs de la culture doivent bénéficier de formations sur ces enjeux. L’objectif n’est pas de les transformer en experts. Mais il faut absolument leur expliquer le rapport entre culture et environnement, la vulnérabilité qui pèse sur leur secteur, et les pistes d’actions possibles.

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    FV : Ce secteur a besoin de nouvelles compétences dans tous les métiers (qu’ils soient artistiques, techniques ou administratifs), mais il a aussi besoin de nouveaux métiers qui concernent la mobilité ou la logistique. L’offre de formation reste encore embryonnaire. Il faut passer à la vitesse supérieure !

    J’invite aussi tous les professionnels à se rapprocher de leurs associations, de groupes de parole ou de communautés de pratiques. Ces enjeux sont systémiques et ne se traiteront pas à l’échelle de l’individu ni même de l’organisation. C’est à l’échelle collective qu’il faut s’organiser !

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