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Saviez-vous que le jeu de société Risk a été créé en France à l’après-guerre et fut au départ un échec commercial, proposé sans doute trop tôt après des conflits dont tout le monde voulait tourner la page ? Inventé par le réalisateur Albert Lamorisse, le Risk portait initialement le nom de « La Conquête du monde ».
Ce n’est qu’en 1957, après que le jeu ait traversé l’Atlantique pour passer dans l’escarcelle de l’éditeur Parker, qu’il fut remanié. Il prit alors le nom de Risk et entama sa conquête des familles du monde, au point d’avoir été adapté en de nombreuses versions et même en jeu vidéo.
L’engouement pour les jeux de société n’a jamais été aussi fort. Il en sort plus de 1 000 nouveaux par an et, selon le NPD Group, leurs ventes ont progressé de 15 % entre le 1er janvier et le 18 octobre 2020, boostées par les confinements et l’approche des fêtes de fin d’année. Mais comment sont conservés ces jeux qui nous divertissent depuis des siècles ? Où se trouvent leurs archives ?
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Des jeux de cartes à la BNF
Une très importante collection de jeux est détenue par la Bibliothèque nationale de France (BNF), au sein du département des estampes et de la photographie, sur le site Richelieu.
D’ailleurs, on trouve des jeux de cartes au sein du cabinet des estampes de la BNF dès sa création, en 1667, puisque la collection de l’Abbé de Marolles, qui fut achetée par Colbert pour Louis XIV et qui constitue le premier fonds de ce département, en comprenait. Beaucoup de jeux ont été transmis à l’institution via des donations de collections.
Mais qu’on ne se méprenne pas : point de Monopoly ou de Scrabble dans les réserves de la BNF :
« Les jeux de société n’étant pas soumis au dépôt légal, nous ne recevons pas tous les jeux qui sont édités », explique Corinne Le Bitouzé, directrice adjointe de ce département de la BNF ; « mais nous conservons néanmoins des jeux de cartes car il s’agit du départ d’estampes. Certains jeux nous arrivent aussi par le biais du dépôt légal de l’image, via des éditeurs ou des imprimeurs ».
Aujourd’hui, la BNF conserve quelques jeux de plateau, dont beaucoup de jeux de l’oie, mais surtout des jeux de cartes (2 000 pour 60 000 cartes).
Légende (de gauche à droite) :
1. La carte du fou issue du « Tarot dit de Charles VI » réalisé à la fin du 15e siècle qui comporte encore 17 cartes sur les 78 que le jeu devait comporter à l’origine, conservé à la BNF. (Gallica/BNF)
2. La carte de la liberté de la presse, issue d’un jeu révolutionnaire créé entre 1789 et 1799 et composé de cartes dont les rois et les reines ont été remplacés par des principes tels que la « liberté du mariage », « l’égalité de couleurs » ou « l’égalité de rangs ». (Gallica/BNF)
3. Carte issue du jeu de cartes dit « des Cent poètes » créé à l’école de Tosa au Japon entre 1700 et 1799, conservé à la BNF. (Gallica/BNF)
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Les jeux : témoins de notre Histoire
« Le fonds s’accroît très raisonnablement », poursuit Corinne Le Bitouzé ; « nous continuons d’acquérir des jeux considérés comme exceptionnels ».
Elle précise : « Ces jeux doivent témoigner d’un événement historique, d’un bouleversement politique ou d’un fait de société. Car le jeu de cartes a plusieurs valeurs : ce que la carte représente et ce qu’elle dit d’une époque ».
La collection des jeux a été entièrement cataloguée, numérisée et reconditionnée à partir de 2013 par un bibliothécaire passionné, Jude Talbot, lui-même collectionneur et chargé de numérisation au département des estampes jusqu’en 2017. De ce travail est né un livre en 2018, « Fabuleuses cartes à jouer » (Gallimard-BNF Éditions), pour valoriser ce fonds en plus de sa mise en ligne dans Gallica. De leur côté, les cartes sont conservées en réserve dans des pochettes polyester rangées dans des classeurs. Si quelques jeux de plateau ont été catalogués et numérisés, certains n’ont en revanche pas encore été traités.
Certains musées, comme celui de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) ou encore le Musée du Jouet de Poissy (Yvelines) conservent de nombreux jeux. C’est aussi le cas du Musée national de l’éducation de Rouen, à qui la BNF a d’ailleurs rétrocédé certains jeux dans les années 1970 et 1980. Chargé de la valorisation scientifique, patrimoniale et documentaire des fonds liés à l’éducation scolaire et familiale, ce musée conserve, outre des peintures, des gravures, du mobilier et des albums, des jeux de société.
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12 000 jeux dans un parking
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la plus importante collection de jeux de société fut longtemps conservée au deuxième sous-sol d’un parking de banlieue parisienne ! Imaginez : elle se compose pourtant de plus de 12 000 jeux datant de 1845 à nos jours, provenant du monde entier ! Elle est l’œuvre du Centre ludique de Boulogne-Billancourt (Clubb), anciennement baptisé Centre national du jeu.
Cette ludothèque municipale créée en 1977 et transformée en association dans les années 90, propose notamment des expositions et surtout son fameux concours international de créateurs de jeux de société, reconnu dans le monde entier.
« Un problème se posait dès que nous recevions un nouveau jeu pour le concours », se souvient Michel Deprade, ludothécaire et directeur des collections du Clubb, « nous n’avions pas d’information sur les jeux existants et donc aucun moyen de savoir s’il était original ou non. À part quelques musées, personne ne conserve les jeux de société ! »
Avec sa directrice, Marine Granger, le ludothécaire passionné décide de monter une collection dans le but de créer un conservatoire du jeu.
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"La conservation fut un vrai cauchemar"
« Nous en possédions déjà 600 et recevions quelques nouveautés des éditeurs », se souvient-il ; « la collection s’est montée sans budget ». Mais l’équipe s’est vite retrouvée piégée par le succès : « La conservation fut un vrai cauchemar », poursuit Michel Deprade ; « les jeux s’entassaient dans le parking, écrasés dans des cartons ou sur des étagères ».
En 2007, le Clubb se porte acquéreur de la collection de jeux de Bruce Whitehill, un collectionneur, historien et inventeur de jeux américain.
« Nous avons réussi à trouver des budgets pour l’acheter et surtout pour archiver correctement les jeux dans des compacteurs », se souvient Michel Deprade. La collection fut donc installée dans le sous-sol du centre culturel de Boulogne où le ludothécaire a poursuivi son inventaire, cherché les règles du jeu et les pièces manquantes et répondu aux sollicitations de particuliers (pour connaître les règles d’un jeu acheté sur une brocante) ou de créateurs de jeux (pour savoir si leur idée avait déjà été réalisée).
Il a également procédé à son indexation. « Nous avons bricolé sur une base de données pour bibliothécaires », explique-t-il.
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Un fonds patrimonial du jeu
La ville de Boulogne devant effectuer des travaux dans ses locaux, la collection a déménagé provisoirement dans les entrepôts du groupe Asmodee, en Mayenne. Ce déménagement a permis de conserver l’unité de la collection et laissé du temps à l’équipe du Clubb pour réfléchir à son avenir.
« Un partenariat a été signé avec l’université Paris 13 Villetaneuse qui la récupérera à la fin de l’année », poursuit Nathalie Bruneteau, directrice du Clubb ; « nous tenions à ce que cette collection retourne au grand public, qu’elle soit visible et accessible. Elle constituera un fonds patrimonial du jeu ».
Michel Deprade, qui a passé plus de vingt ans à s’occuper de ce fonds, concède qu’il sera difficile de s’en séparer, mais se réjouit néanmoins de cette nouvelle vie pour la collection :
« Elle va enfin avoir un vrai caractère patrimonial et surtout : nous y aurons toujours accès ! »