Face aux flux d’information ininterrompus, les entreprises commencent à mettre en place des plages horaires réservées à la déconnexion. Et la très contestée « loi El-Khomry » reconnaît désormais ce droit aux salariés. Reste à le faire adopter par la génération Y...
C’est l’histoire d’un écrivain victime de « burn-out numérique ». Un jour de février 2011, Thierry Crouzet, auteur de nombreux ouvrages consacrés au monde numérique, ressent une vive crise d’angoisse. L’affaire est jugée suffisamment grave pour justifier une hospitalisation. À peine arrivé aux urgences, son premier geste consiste à vérifier l’arrivée de nouveaux messages sur son smartphone.
« Là, j’ai réalisé que je n’étais plus libre. La machine me dominait… »
Ce technophile assumé prend alors une décision radicale : il remplace son smartphone par un téléphone basique et rompt avec sa vie ultra connectée d’homo numericus.
« Les dix premiers jours, je n’ai fait que dormir. Ensuite, j’ai retrouvé un rythme normal, sans difficulté. Je me suis remis à lire des livres jusqu’à la dernière page, ce que je ne faisais plus, car le numérique exige d’être en permanence dans le temps réel ».
Thierry Crouzet a raconté (avec humour) cette cure de désintoxication dans un ouvrage paru quelques mois après son burn-out numérique : J’ai débranché, comment revivre sans internet après une overdose.
Une plage horaire de déconnexion entre 20 heures et 7 heures 30
Les écrivains ne sont pas les seuls à souffrir de surcharge informationnelle. Selon une étude de l’Apec, 89 % des cadres estiment que les outils connectés contribuent à les faire travailler en dehors de l’entreprise. Et seulement 23 % d’entre eux se déconnectent systématiquement en dehors de leur temps de travail.
Dans les entreprises, les phénomènes de stress liés à la surcharge informationnelle sont désormais pris au sérieux. Et pas seulement par philanthropie.
« La productivité des salariés tend à baisser en raison du temps passé à écrémer les différents flux d’information. Nous assistons à un phénomène de dispersion et les salariés doivent prioriser leurs activités », expliquait récemment la sociologue Françoise Osty lors d’une journée d’étude en juin 2016 organisée par l’Anvie (Association nationale de valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences humaines et sociales auprès des entreprises).
Plusieurs grands groupes ont décidé de prendre les devants : La Poste, Michelin, Orange, Solvay… En 2015, le Groupe La Poste a signé un accord d’entreprise qui prévoit un droit à la déconnexion. Objectif : trouver un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Le créneau horaire 20 heures-7 heures 30 est désormais considéré comme une plage de déconnexion. Les agents du groupe peuvent ainsi ne pas répondre à un message (courriel, SMS, appel téléphonique…) au nom du respect de leur vie personnelle. Ils sont également invités à ne pas solliciter leurs collègues pendant cette plage de déconnexion.
Comme tout règlement, celui-ci a ses exceptions. Des dérogations ont été prévues en cas d’urgences exceptionnelles : intrusion sur un site postal, mise en danger d’un collaborateur… Par ailleurs, cet accord ne s’applique pas aux facteurs qui, pour certains d’entre eux, travaillent la nuit ou très tôt le matin.
Ce droit à la déconnexion est également accompagné d’un volet consacré aux bonnes pratiques. Des règles sur les volumes de courriels et des conseils de rédaction ont été édictés pour réduire au maximum l’emprise des communications sur l’emploi du temps des agents. Des formations leur sont également proposées pour mieux maîtriser les outils numériques.
Privilégier le face à face plutôt que le courrier électronique
Autre grand groupe à avoir mis en place un dispositif de déconnexion, le spécialiste de la chimie Solvay a établi une « charte pour l’équilibre entre activité professionnelle et vie personnelle ». Ce programme part d’un constat : en France, les cadres passent beaucoup trop de temps à consulter leur messagerie. La direction a donc édicté un certain nombre de règles comme le choix de privilégier le face à face ou le téléphone pour tout échange urgent ou important plutôt que le courriel.
« L’e-mail n’a pas vocation à demander une action instantanée. En dehors des horaires de travail (de 19 heures à 7 heures), les week-ends, jours fériés et congés, l’envoi d’e-mails doit être strictement limité », peut-on lire dans un document réalisé par les services des ressources humaines de l’entreprise.
Solvay conseille également à ses salariés de « ne pas se laisser déborder par le caractère instantané et impersonnel de la messagerie » et d’adopter un style de communication simple. Lors d’ateliers réalisés en interne, la société a demandé à ses salariés de répondre par oui ou par non à neuf questions :
« Je suis en week-end, je consulte ma boîte mail et j’envoie des e-mails »… « Je suis en réunion, je reste connecté sur mon ordinateur », « Je manque de temps pour le travail de fond »…
Les salariés concernés par au moins trois des situations présentées sont invités à revoir l’organisation de leur travail !
La déconnexion pour la génération Y ? Impossible !
Si le droit à la déconnexion nous semble aujourd’hui une idée raisonnable, qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ?
« Pour la génération Y et celles qui suivront, le droit à la déconnexion est tout simplement inenvisageable », fait remarquer Jean-Emmanuel Ray, juriste et professeur de droit privé à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne.
Car, de fait cette génération vit à l’heure du fameux acronyme « atawad » (« anytime, anywhere, any device », « partout, à tout moment, sur n’importe quel support »).
« Ces pratiques sont naturelles pour la génération Z, celle des diplômés qui arrivent et qui n’ont jamais travaillé en bibliothèque, mais sur internet, et ont une troisième main : leur portable dans lequel est logée toute leur vie privée. Alors plutôt que le droit à la déconnexion, le droit à la déconnexion choisie », estime Jean-Emmanuel Ray.
Véritables homo connexus, ces jeunes – et moins jeunes – travailleurs ne comptent pas leurs heures notamment ceux qui travaillent dans l’économie numérique.
« Dans son fonctionnement de tous les jours, une start-up avec ses jeunes collaborateurs ayant des habitudes de travail atawad est automatiquement en infraction si elle ne fait pas respecter les durées maxima du travail (10 heures par jour, 48 heures hebdomadaires), mais aussi minima de repos continu (11 heures par jour, 35 heures hebdomadaires) », souligne le juriste.
Ces infractions au droit du travail pourraient alors se régler devant les conseils de prud’hommes et donner lieu à de sérieuses batailles d’experts. Le gouvernement semble avoir pris acte de la situation à travers sa loi sur le travail (voir encadré) adoptée au mois de juillet dernier. Pour la première fois, un droit à la déconnexion est reconnu par le droit du travail. L’un des seuls articles qui n’a pas été contesté par les syndicats !
+ repères
Le droit à la déconnexion reconnu par la « loi El-Khomry »
Très contestée, la loi sur le travail portée par Myriam E-Khomry prévoit un chapitre consacré à l’adaptation du droit du travail à l’ère du numérique.
« La loi introduira pour la première fois dans notre droit du travail un droit à la déconnexion qui s’appliquera à tous les salariés », explique-t-on au ministère de l’Emploi.
L’article 25 de la loi impose en effet aux entreprises de mettre en place des dispositifs de régulation des outils numériques. Dans les entreprises d’au moins cinquante salariés, cette régulation devra prendre la forme d’une « charte élaborée après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel ». Concrètement, des actions de formation et de sensibilisation pourraient être lancées afin de parvenir à « un usage raisonnable des outils numériques ».
L’État autorise également « la mise en place (…) d’une expérimentation nationale d’une durée de douze mois portant sur l’articulation du temps de travail et l’usage raisonnable des messageries électroniques par les salariés et les agents publics ».
Ce droit à la déconnexion entrera en vigueur dès le 1er janvier 2017.