Après le désengagement des Etats-Unis de la principale société chargée d'organiser le bon fonctionnement d'internet, la gouvernance du web se conjugue désormais en mode multipartite. Les gouvernements et les entreprises du numérique jouent de leur influence au mieux de leurs intérêts.
Le 1er octobre 2016, une révolution silencieuse a eu lieu. Ce jour-là, l'organisation en charge du fonctionnement d'internet coupait le cordon ombilical qui la reliait au gouvernement américain.
L'Icann (Internet corporation for assigned names and numbers) qui était sous le contrôle du département du Commerce à Washington depuis 1998 s'est émancipée de sa tutelle. Peu connue du grand public, cette société de droit privé à but non lucratif joue un rôle essentiel dans la bonne marche d'internet. C'est elle qui...
...alloue les adresses de protocole internet, c'est elle qui attribue les identificateurs de protocole (IP), c'est encore elle qui administre le système de noms de domaine (DNS). C'est toujours elle qui supervise les célèbres extensions .com, .edu ou .org.
Bref, c'est grâce à l'Icann que l'internaute peut accéder au site d'Archimag en saisissant l'adresse www.archimag.com plutôt que l'indigeste code 62.73.4.137 ! Notons que l'extension .fr est en revanche gérée par l'Afnic (Association française pour le nommage internet en coopération).
"Le web est un projet véritablement mondial"
Cette prise de distance avec le gouvernement américain ravit tous ceux qui militent en faveur d'une nouvelle gouvernance d'internet.
A commencer par "l'inventeur du web" le Britannique Tim Berners-Lee qui estime que la toile doit désormais se gérer au niveau international et de façon décentralisée : "Le gouvernement américain a certes joué un rôle de premier plan dans la création d'internet et du world wide web. Mais dès le début, son design et son déploiement ont été un projet véritablement mondial, avec des contributions provenant du monde entier. Le world wide web a été réellement inventé au laboratoire de physique du Cern à Genève par l'un de nous, qui se trouve être un citoyen britannique" (NDLR : Tim Berners-Lee parle de lui-même...).
Un point de vue qui semble avoir été entendu par Barack Obama. L'ancien président avait annoncé dès 2014 que les Etats-Unis mettraient un terme à leur tutelle sur l'Icann. Deux ans plus tard, la promesse était tenue. Mais autant dire que cette décision n'allait pas de soi. Outre-Atlantique, elle a donné lieu à une bataille politique entre partisans et adversaires de l'émancipation.
Des élus du Parti républicain hostiles à cette réforme ont brandi la menace de voir certains pays (Russie, Chine, Iran...) noyauter l'organisation pour y imposer leurs vues.
En France, l'ancienne secrétaire d'Etat en charge du Numérique Axelle Lemaire avait également fait part de ses réserves sur certains aspects de la réforme qui "auront pour conséquence de marginaliser les Etats dans les processus de décision" au profit des entreprises privées. " L’Icann n’est plus aujourd’hui l’enceinte adéquate pour discuter de la gouvernance de l’internet".
Internationalisation ou privatisation de l'Icann ?
Depuis plusieurs années déjà, divers scénarios avaient vu le jour pour imaginer l'avenir de l'Icann. Certains pays plaidaient en faveur d'une nouvelle organisation sous tutelle des Nations unies. L'Union européenne de son côté militait pour la "privatisation" de l'Icann. Un autre projet avait même été imaginé pour transformer l'Icann en coopérative.
La France quant à elle a soutenu la mise en oeuvre des noms de domaine internationalisés, c'est-à-dire des noms de domaine dans des caractères non latins. Elle s'est également engagée pour l'ouverture de nouvelles extensions génériques telles que .paris ou .sport.
Mais c'est finalement l'option d'une structure dénationalisée qui a a été retenue et l'Icann révise aujourd'hui sa gouvernance.
"L’Icann est en voie de devenir un organisme privé, à travers lequel les fonctions de l’administration numérique du net sont amenées à être gérées de manière multipartite et égalitaire, explique l'avocate Anne-Sophie Cantreau (cabinet Lexing-Alain Bensoussan Avocats) ; désormais, le pouvoir de décision sur l’internet de demain devrait appartenir exclusivement aux membres de l’Icann, c’est-à-dire aux représentants des Etats, des entreprises et de la société civile des pays du monde entier".
Résultat : plusieurs collèges ont vu le jour au sein d'une assemblée générale. Le premier est dédié au secteur privé et réunit des acteurs de la filière numérique tels que les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon), mais aussi des PME. Un deuxième collège rassemble la communauté technique. Un troisième accueille les représentants des gouvernements nationaux soit 160 membres disposant d'une voix chacun. Enfin, un quatrième collège a été créé au profit de la société civile : associations de consommateurs, militants de la défense des libertés...
L'assemblée générale pourra bloquer une décision du conseil d 'administration si elle parvient à dégager une majorité. Et en cas de litige, une cour d'arbitrage pourra annuler une décision.
Modèle multi-acteurs
La gouvernance d'internet ne se joue pas seulement à l'Icann. Elle a également lieu au sein du consortium W3C. Cet organisme de standardisation travaille notamment sur la compatibilité de plus de 220 formats en usage sur le web : HTML, XML, CSS, RDF... Fondé en 1994 par l'incontournable Tim Berners-Lee, le World Wide Web Consortium rassemble aujourd'hui près de 400 membres issus de la filière numérique, mais aussi des institutions culturelles.
L'absence de représentants gouvernementaux met le W3C à l'abri des tensions qui existent au sein de l'Icann. Les ingénieurs et les développeurs peuvent donc continuer à travailler à l'harmonisation des standards du web en toute tranquillité.
Quant aux gouvernements nationaux, ils poursuivent leur travail d'influence. Y compris notre pays : "La France soutient le modèle multi-acteurs, explique-t-on au Quai d'Orsay ; elle agit pour renforcer le caractère multilatéral de la gouvernance de l’internet, promouvoir l’action légitime des gouvernements.
La France plaide pour une plus grande internationalisation de l’Icann et de la gestion des ressources d’internet ainsi qu’un renforcement du rôle des gouvernements dans la gouvernance d’internet". La position française entend sanctuariser la place des Etats face aux appétits des grands groupes de l'économie numérique.
Ailleurs dans le monde, on s'intéresse également à l'avenir du web. Lors de l'Internet Governance Forum qui s'est tenu à Istanbul en 2014, la Chine se disait "très préoccupée par la gouvernance d'internet". Pékin faisait notamment allusion à la possibilité pour chaque pays de "prendre ses décisions en fonction de sa situation propre, des idées de son peuple, et de son idée du bonheur".
Quant aux internautes, qu'ils se rassurent : ces bouleversements n'auront pas d'impact sur leurs habitudes de navigation. Au moins à court terme.