Alexandre Monnin est philosophe et dirige le master de Science Stratégie et Design pour l’Anthropocène à l’ESC Clermont Business School. Co-initiateur du courant de la redirection écologique, il a publié l’ouvrage "Politiser le renoncement", aux Éditions Divergences.
CET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°373
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Vous avez théorisé le concept de redirection écologique. De quoi s’agit-il ?
C’est un courant que nous avons initié avec mes collègues Emmanuel Bonnet et Diego Landivar. La redirection écologique part du principe que nous ne pouvons pas et qu’il ne faut pas tout maintenir.
C’est une approche différente de celles qui sont plutôt orientées sur le verdissement, sur la transformation ou bien sur l’efficience. Le maintien ou non de certaines activités, de certaines infrastructures, modèles et technologies pose de nouvelles questions en termes politiques, d’injustice, etc.
Partant de cet axiome, la redirection écologique pousse aussi à imaginer d’autres modes de vie, plus durables, plus soutenables et plus viables, mais aussi à se questionner de manière frontale sur les arbitrages à réaliser et dans quelles conditions.
Que signifie la notion de "politiser le renoncement", titre de votre dernier ouvrage ?
Si le "renoncement" dispose d’une connotation très forte, le terme tel qu’il est employé ici se détache de l’idée des "renonçants". Il ne s’agit pas de moralisme, mais plutôt de se poser la question des renoncements qui vont être nécessaires à l’échelle collective.
Comment allons-nous arriver à les pratiquer pour transformer nos modèles et nos modes de subsistance ? Comment en tirer les conséquences ? Politiser le renoncement, c’est aussi faire autrement, basculer vers de la soutenabilité forte, lutter contre les inégalités, les injustices et la domination. C’est sortir du désir d’adapter (dans le mauvais sens du terme) l’existant au réchauffement climatique.
Ce livre met aussi en lumière ces collectifs qui essaient aujourd’hui de politiser un certain nombre de réalités qui nous entourent, comme l’avenir et le maintien des Jeux olympiques, le déploiement de la 5G, les technologies ou encore les énergies fossiles…
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Comment s’emparer de ces questions sans un véritable mandat pour ça ? La figure qui s’en dégage est celle de l’enquête, qui va finalement permettre de comprendre la nature éventuellement nuisible de ces réalités. Bien que les porteurs n’aient pas de mandat, l’enquête va faire émerger des raisons qui vont peser dans le débat et dans les prises de décisions politiques.
Quel avenir pour le numérique et les nouvelles technologies ?
Je me suis beaucoup intéressé au numérique. J’ai réalisé une thèse sur la philosophie de l’architecture du web, j’ai travaillé dans ce domaine durant une quinzaine d’années et j’ai aussi contribué à un rapport du Shift Project intitulé "Pour une sobriété numérique".
C’est l’un des axes majeurs de la redirection écologique. Aujourd’hui, les technologies, leurs infrastructures, les outils de gestion ou la supply chain caractérisent ce que nous appelons la technosphère, c’est-à-dire, l’ensemble de ce qui a été bâti par les êtres humains ; des productions technologiques dont nous sommes très dépendants.
Dans ces conditions, il semble difficile de simplement dire qu’il faut sortir de la technosphère au profit de la biosphère, surtout lorsque nous sommes 8 milliards sur Terre !
Pour autant, il faut questionner l’avenir du numérique. Par exemple, il y a ce que José Halloy appelle les technologies zombies (physicien, cofondateur du Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain - LIED CNRS UMR 8236). Elles reposent sur des stocks (et non pas des renouvelables) et durent très peu de temps pour des raisons d’obsolescence logicielle, programmée ou encore marketing.
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Pouvons-nous "dézombifier" ces technologies ? Cela me semble compliqué ! Cependant, nous pouvons nous poser la question de leur limitation et de l’encadrement de leur usage. Par exemple, en nous tournant vers des technologies plus collectives et moins individuelles, s’il faut les maintenir.
Pouvons-nous envisager une réappropriation collective du numérique ? Est-ce compatible avec le modèle économique et de société dans lequel nous vivons ?
En l’état, je pense que cette idée n’est pas compatible avec notre modèle. Cela ne devrait pas nous interdire d’y réfléchir et d’essayer de la revendiquer. Nous savons que nous sommes dépendants de nos smartphones ou encore des réseaux sociaux et nous en connaissons pourtant les dégâts (harcèlements, dépressions, suicides…) et les effets néfastes (politique de croissance, algorithmes dangereux…).
Aucun parti politique n’incarne la volonté d’une réappropriation du numérique, mais nous pouvons imaginer de renouer avec des modèles plus collectifs. Par exemple, pour gérer l’accès à internet ou à la puissance de calcul. Nous n’avons pas toujours été dans l’ultra-individualisation des terminaux et nous pouvons ainsi puiser dans notre histoire pour essayer d’imaginer un numérique plus collectif.
À l’inverse, comment gérer le poids des "attachements" dont vous parlez dans votre livre ? Est-ce un exercice à faire de manière individuelle ou collective ?
Les attachements (en référence à la sociologie des attachements développée notamment par les sociologues Antoine Hennion, Bruno Latour et Michel Callon) sont centraux du point de vue de la redirection écologique.
Cela concerne ce à quoi nous tenons et ce qui nous tient : des dépendances objectives et matérielles, ou encore des attachements affectifs et symboliques. Cela embrasse un champ d’éléments vraiment très large. L’un des enjeux de la redirection écologique consiste à observer les situations et à traiter les transformations en prenant en compte les enjeux de justice sociale. Qui est attaché aux éléments qui vont disparaître et de quelle manière ? Qui est vulnérable par rapport à ces transformations ? Nous pouvons très bien réagir à la perte de quelque chose.
L’attachement peut aussi se manifester durant une épreuve. C’est là que la figure de l’enquête, évoquée plus haut, prend tout son sens. Elle permet de faire un travail d’anticipation et de cartographie des attachements pour prendre des décisions.
Dans cette notion, nous ne sommes jamais totalement sur une réflexion individuelle. Il peut y avoir des cas où nous cultivons consciemment et volontairement notre attachement, à l’image d’un amateur de musique.
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Mais si nous prenons l’exemple emblématique des gilets jaunes, la révolte est partie d’une loi consistant à taxer l’essence : une mesure qui touchait de manière individuelle des personnes contraintes de prendre leur automobile pour se déplacer et encouragées depuis des décennies dans un modèle de mobilité et d’urbanisme centré autour de la voiture.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il y a eu tout de suite une corde collective : chacun a été touché, mais à l’image d’autres personnes qui partageaient les mêmes problématiques.
Les notions de renoncement ou de redirection écologique se développent-elles au sein de la société ?
Aujourd’hui, les questions environnementales occupent une place importante. Si le renoncement s’impose par la force des choses, ce terme reste très chargé et pas forcément évident à aborder, mais nous commençons à observer des discussions sur ce sujet.
C’est le cas au niveau des collectivités territoriales qui sont davantage touchées par l’urgence de la situation. Le 9 novembre dernier, le Sénat a d’ailleurs publié un rapport qui parlait de la redirection écologique et du renoncement comme étant des options légitimes.
Dans le monde académique, les étudiants et les étudiantes, comme les chercheurs et les chercheuses, sont davantage poussés à innover et à prendre en compte les questions de réparabilité ou de maintenance.