L’influence d’un pays peut emprunter bien d’autres voies que la diplomatie ou la guerre. Si la France a longtemps su tirer profit de ses atouts philosophiques, linguistiques, culturels, etc., elle doit aujourd’hui faire face à de nouvelles menaces. Et trouver des solutions pour résister.
Peut-on imaginer que les prochaines générations de français ignorent jusqu’à l’existence de Louis Pasteur ou de Marie Curie ? Aberrant ? Pas tant que cela : c’est l’avenir que pourrait nous réserver une tendance actuelle de l’histoire des sciences.
Cette tendance est une des retombées du « soft power », une subtile forme de formatage des esprits dont l’efficacité est démultipliée par l’univers numérique dans lequel nous sommes entrés, et par l’omniprésence des Gwafa (Google, Wikipedia, Amazon, Facebook, Apple).
Un numéro hors série du National Geographic paru voici un an, sur les « 100 découvertes qui ont changé le monde » (1) en est une magnifique illustration.
1. L’essence du soft power
Le terme de soft power est apparu vers 1990 sous la plume de Joseph Nye, un théoricien des relations internationales.
Les États se sont toujours battus avec les armes de l’économie, de la diplomatie et bien sûr de la force militaire. À côté de ces armes « dures » - on parle de « hard power » -, ils ont toujours su manier les armes plus douces de l’influence voire de la « séduction ». Il suffit de penser à l’aura que peut avoir un pays par le biais sa littérature, de ses films, bandes dessinées, œuvres d’art, exploits sportifs scientifiques ou techniques. On peut aussi penser à l’avantage subtil, mais significatif, que l’on a dans une négociation lorsque la langue de travail est sa langue maternelle ou quand le siège d’une organisation internationale se trouve sur son territoire. Sur le plan économique, le fait que sa monnaie nationale soit monnaie de réserve (2) ou qu’une bourse d’envergure internationale soit située dans son pays ressortit de la même logique.
Une force douce
Tous ces exemples - nous en verrons d’autres - indiquent ce qu’est l’essence du soft power. Bien sûr, quand un artiste d’un pays réalise une œuvre ou quand un sportif remporte une médaille, il ne le fait pas en tant que soldat enrôlé dans l’armée invisible du soft power. Mais quand le pays en question les promeut pour séduire ou influencer, cela devient de facto du soft power.
Le soft power n’est jamais brutal, c’est une force douce, peu visible, et par ce biais d’autant plus efficace. Claude Revel, ex-déléguée interministérielle à l’intelligence économique est une spécialiste du sujet. Elle est l’auteure de « La France : un pays sous influences ? » (Vuibert, 2012).
2. « 100 découvertes » vues par le National Geographic
La lecture en diagonale des « 100 découvertes qui ont changé le monde » est intéressante. Page après page, on peut lire de courtes présentations sur d’indéniables découvertes. Si aucune présentation n’est directement critiquable, il ressort néanmoins de l’ensemble une étrange impression. Impression qui se transforme en interrogation pressante : mais où est la place de la France ? La France a disparu des radars, elle n’existe pas dans ce numéro.
Une seconde lecture, critique cette fois-ci vous fera toucher du doigt le cœur du problème. Prenons quelques cas :
- un article présente la découverte de la vaccination et met totalement en avant Edward Jenner. Si cet Anglais passe en effet pour un des découvreurs de la vaccination naturelle contre la variole, en prélevant des agents pathogènes sur le pis d’une vache, il n’est pas le premier à avoir réalisé cette opération. Elle était pratiquée en Chine depuis le XVIe siècle, soit deux cents ans avant Jenner. En outre, propulser ainsi Jenner, c’est oublier un peu vite Pasteur qui a été le premier à « cultiver » un vaccin, qu’il s’agisse de la vaccination animale (charbon du mouton, 1881) ou de la vaccination humaine (vaccin contre la rage, 1885). C’est ainsi qu’il a étendu à l’infini les possibilités d’une thérapeutique qui auparavant n’était que spécifique d’une seule maladie, et que les spécialistes parlent de « révolution pastorienne » pour situer la véritable révolution médicale de cette époque. Or, Louis Pasteur n’existe tout simplement pas dans cet article. Article qui en outre se « moque » de la France en signalant son retard dans la mise en place d’une vaccination obligatoire contre la variole ! Cet article représente-t-il un cas isolé ? Pas vraiment.
- un autre article présente la découverte du micro-ordinateur et met en avant le Commodore PET, lancé en 1977 et – peut-on lire - « très populaire dans les écoles américaines à la fin des années 1970… », sans mentionner le Micral créé par le Français François Gernelle en 1973. Il est vrai que ce dernier était moins facile d’utilisation. Mais que cherche-t-on dans ce dossier ? Innovation ou popularisation ?
- un article présente l’aviation et met en avant les frères Wright… sans citer l’Éole de Clément Adler, première machine volante, ni les innovations suivantes qui ont permis une stabilisation de la machine en vol.
- autre exemple de biais : les découvertes sur la génétique et le génie génétique sont réparties sur quatre articles : n° 27 (la thérapie génique), n° 28 (le séquençage du génome), n° 29 (le génie génétique) et n° 37 (les OGM). Comme par hasard, il s’agit de quatre cas où les travaux sont principalement américains. N’aurait-il pas été judicieux de condenser cet ensemble de découvertes en un ou à la rigueur deux articles de façon à laisser un peu de place à d’immenses découvertes passées sous silence ?
- du reste, d’autres sujets ont été étalés sur deux articles : la relativité (articles n° 56 et n° 60), la supraconductivité (articles n° 59 et 64), la théorie atomique (articles n° 72 et 76), l’environnement (articles n° 107 et 108), etc. Dans tous ces cas, ces découpages survalorisent les Américains.
- en contrepartie, où est l’invention de l’algèbre par le mathématicien musulman al-Khawarizmi, dès le IXe siècle ? Où est l’invention du calcul différentiel et intégral par l’Allemand Leibnitz et l’Anglais Newton à la fin du XVIIe siècle (3) ? Où est la dynamo du Belge Zénobe Gramme, en 1871, invention décisive pour l’utilisation industrielle de l’électricité ? Où est l’invention de la machine à vapeur (4), tournant dans l’histoire de l’humanité et vrai point de départ de l’ère industrielle ? Où est l’horloge à balancier (Huyghens, 1694, mais avec des antériorités dès le Moyen-Âge et en Chine) ? Où sont les « grandes découvertes » (papier, boussole, poudre à canon, imprimerie) ? La radioactivité (découverte principalement par des Français, Becquerel et les Curie) n’avait-elle pas lieu d’être citée ? De même pour le cinéma, base d’une révolution civilisationnelle ? Sans compter le feu, la roue, le métier à tisser et les premiers outils qui nous renvoient à un moment où la contribution au patrimoine de l’humanité ne peut être « nationalisée ».
La France n’est pas la seule victime
Bien sûr, il est difficile de citer tous les noms de ceux qui ont pavé la voie à une découverte. Mais il est clair qu’il y a un choix biaisé.
Aucune paranoïa anti-française dans notre propos. La France n’est pas la seule victime. Galilée est cité sans mentionner qu’il est Italien, Mendel qu’il est Tchèque ; l’immense science arabe du Moyen-âge est omise, de même que le russe Constantin Tsiokovski dans l’article sur les fusées, les apports de Planck, Heisenberg (Allemagne), Schrödinger (Autriche), Dirac (Angleterre), les contributions du croate Nicolas Tesla sur la création des réseaux électriques (article n° 19).
Autre point. Après des analyses statistiques, nous nous sommes aperçus que la nationalité de l’inventeur n’est pas davantage précisée s’il est Anglo-saxon ou Américain que si elle est autre. Ce qui semble contredire notre démonstration. Mais à bien y regarder, la nationalité de certains est tellement évidente qu’il n’est en réalité pas nécessaire de la préciser : qui ignore par exemple la nationalité de Neil Armstrong (cité comme on s’en doute, non pas en tant qu’inventeur, mais comme héros de l’aventure spatiale) ?
En outre, il existe un autre biais encore plus subtil : il consiste tout simplement à sur-représenter les découvertes récentes, ce qui surpondère mécaniquement la recherche américaine (5).
Finalement, quel impact ? On peut facilement l’estimer au regard de la diffusion du magazine à travers le monde… Les conséquences : un regain évident d’attractivité pour la recherche américaine.
3. Une situation ancienne qui se déplace vers le numérique
Sortons maintenant du cas du National Geographic et adoptons une vision plus large. Si les États-Unis ont été depuis leur création un des maîtres du soft power, il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas si longtemps la France en était un acteur au moins aussi important. Que ce soit par sa capacité d’innovation sociopolitique (création des Jeux olympiques modernes, mais aussi héritage de la Révolution et du Siècle des Lumières), par sa langue (langue diplomatique depuis les traités de Westphalie, 1648, jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), par sa littérature, par son attractivité sur les artistes ou par son rayonnement scientifique, elle avait une capacité indéniable d’attraction et d’influence. Elle était du reste en bonne compagnie : l’Italie de la Renaissance, puis les Pays-Bas, puis l’Angleterre en même temps que la France, puis l’Allemagne à partir du milieu du XVIIIe siècle ont développé des soft powers.
Et tous ces pays étaient parfaitement attentifs aux règles de ce jeu, et conscients des retombées à en attendre. N’est-ce pas, par exemple, le soft power qui nous a valu au minimum trois prix Nobel supplémentaires dans le domaine scientifique : Marie Curie et Georges Charpak sont des immigrés de naissance polonaise. Pourquoi est-ce en France qu’ils se sont fixés (6) ? Chaque pays veillait donc jalousement à son rayonnement, et ne négligeait rien de ce qui pouvait l’enrichir.
Software power
Mais ce qui a radicalement bouleversé la situation est le déplacement du théâtre d’opérations d’une zone connue (culture, arts, sciences…) à la sphère numérique. Cette dernière étant très largement maîtrisée par les Américains. Cela agit comme un rouleau compresseur qui colore notre vision du passé, du présent… et de l’avenir.
À ce titre, on peut considérer qu’aujourd’hui soft power est aussi l’abréviation de « software power ».
4. L’avenir de la compétition internationale
Prêtons-nous maintenant au jeu d’une prospective géoéconomique. La lecture des innovations faite par le National Geographic est choquante. Mais il y a pire. Ce n’est rien à côté du pouvoir normalisateur des grands diffuseurs de données sur internet. Imaginez ce que peuvent faire Google, Wikipedia, Apple, Facebook ou Amazon sur l’esprit malléable d’internautes dont la culture générale est inversement proportionnelle au temps perdu à visionner des séries de télé-réalité ou des fils d’actualités indigents. En matière de soft power, les géants de l’internet sont les prochaines grandes puissances, terrifiantes…
Devoir de vigilance
Si le soft power, dans son acception classique de pouvoir d’influence, a toujours existé, et si la France était l’un des maîtres à ce jeu, le nouveau terrain de compétition a changé et il faut s’y adapter. La France a des atouts indéniables, et a elle-même fort bien su utiliser cette arme dans le passé. Mais il ne faut pas baisser la garde. Attention au développement d’un monde où l’histoire sera revisitée. Il y a un devoir de vigilance. Il y a une impérieuse nécessité à construire des outils européens à la hauteur des Gwafa américains. À commencer par Google…
À quand un moteur de recherche européen ? Les tentatives de bloquer Google ou de chercher à le démanteler ne serviront à rien s’il n’y a pas une solution de rechange européenne. Passer de Google à Bing (Microsoft) n’a rien d’attrayant. C’est un projet que doit porter l’Europe, en tant qu’entité politique, et surtout les Européens. Et l’échec du moteur de recherche franco-allemand Quaero ne signifie pas la fin de la partie. Il suffit de porter nos recherches de temps en temps sur Qwant, StartPage (Ixquick), DuckDuckgo ou Exalead pour changer la donne… À nous de jouer !
Jérôme Bondu
[gérant de la société de conseil en intelligence économique Inter-Ligere.fr, consultant en IE, formateur en stratégie de veille notamment pour l’IHEDN, et professeur vacataire en veille et géo-économie]
Alain Bondu
[consultant en électrotechnique, ingénieur]
(1) National Geographic, hors série n° 4, 18 septembre 2014.
(2) On connaît la réplique désinvolte du secrétaire au trésor américain, John Connally aux Européens en 1971 : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ! ». On est ici à l’exacte limite entre « hard power » et « soft power ».
(3) Sans oublier les antériorités : Archimède, certains mathématiciens arabes, et surtout le Français Pierre de Fermat, véritable inventeur de cette méthode par ses recherches de 1636 et sa communication de 1667. À noter qu’avec le recul, les historiens des mathématiques s’accordent à trouver l’apport de l’Allemand Leibnitz antérieur, plus important et plus commode d’utilisation que celui de l’anglais Newton, contrairement à ce qui avait été arbitré à l’époque.
(4) Où le rôle principal a pourtant été tenu par des Britanniques, notamment l’Écossais James Watt.
(5) On consultera à titre de comparaison le numéro spécial du Point « Sciences : les textes qui ont changé le monde », novembre-décembre 2014.
(6) De nombreux rois de France, puis le ministère français des Affaires étrangères étaient pleinement conscients du caractère stratégique de ce pouvoir d’influence. C’est ainsi que le quai d’Orsay a eu de longue date une direction des affaires culturelles dont c’était explicitement la fonction et à laquelle on doit par exemple la mise en place du réseau des alliances françaises, réseau dont de nombreux pays se sont ensuite inspirés (Goethe institut, instituts Confucius, Cervantès, etc.).