Sommaire du dossier :
- L'ère numérique annonce-t-elle la fin du document ?
- Sommes-nous entrés dans l'ère post-documentaire ? Voici ce qu'en pensent les internautes
- Evelyne Broudoux : "Un document est une relation sociale instituée"
- Quand les éditeurs dessinent le document de demain
- Portrait d'un nouveau document : l'exemple de Google Docs
Evelyne Broudoux est maître de conférence à l’Institut national des sciences et techniques de la documentation (INTD-Cnam, Paris). Elle y enseigne les sciences de l’information et de la communication.
Tablette d’argile, papyrus, parchemin, papier, microfilm, bande magnétique, clé USB... Le document poursuit-il son implacable évolution ?
Vous semblez définir le document par son support d’enregistrement. Or, le numérique par son intangibilité a bien montré que la notion de document échappait à tout support. Ce qui caractérise le document, c’est son caractère de transmission. Souvenez-vous de l’auteur collectif Pédauque, du RTP-Doc (1), qui rassemblait différentes disciplines pour redéfinir le document à la lumière du numérique. On peut définir le document par trois couches. La première couche rend perceptible le document : c’est sa forme et sa structure. La deuxième couche, c’est son contenu et ce qui sert à son traitement, c’est-à-dire les métadonnées. Enfin, la troisième couche, c’est la fonction communicationnelle du document : la trace sociale instituée par lui. Or, c’est justement cette dernière fonction que l’on a tendance à oublier. Un document est une relation sociale instituée.
Les taxonomies, les ontologies et les thesaurus ont-ils toujours une raison d’exister ?
L’organisation et la gestion des connaissances passent toujours par des classifications, des arborescences, des listes. Ce qui est nouveau est leur diffusion qui s’appuie sur une transversalité potentielle : l’indexation plein texte a permis une recherche d’informations dans les documents plutôt que par parcours de l’arborescence de leur classification. Le web a créé un mouvement en amplifiant ce phénomène : en parcourant facilement un univers chaotique, nous en sommes venus à penser qu’il était inutile de classer l’information. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec la recherche sur les chaînes de caractères : nous récoltons beaucoup trop de bruit. D’où la nécessité de sémantiser la recherche d’informations. Et qui dit recherche sur le sens, dit définir des univers de sens correspondant à des domaines. Et nous voilà de nouveau devant des taxonomies, des référentiels, des ontologies et la formalisation de parcours contraints. Mais ce qui change, c’est qu’une machinerie se met en place traitant de la totalité des discours et non pas seulement des discours spécifiques que sont les connaissances organisées.
Aujourd’hui, les métadonnées sont-elles devenues plus importantes que le document lui-même ?
C’est une question intéressante. Tout comme Vannevar Bush disait dans le célèbre article As we may think) que le chercheur ne transmettrait plus des connaissances à ses disciples, mais des parcours au sein de celles-ci, on peut se demander aujourd’hui si l’attrait pour les métadonnées ne risque pas de cacher finalement les contenus eux-mêmes. Mon avis est que l’écriture risque de changer. Les experts seront ceux qui seront capables de définir leurs propres métadonnées et de les inscrire dans leurs discours pour qu’ils soient traités correctement par les machines sémantiques. L’écriture savante exigera un haut niveau d’expertise que n’auront pas tous les spécialistes disciplinaires, d’où la nécessité de former des intermédiaires qui seront capables d’effectuer ce travail.
Les formations infodocumentaires actuelles préparent-elles les futurs professionnels aux nouveaux usages du document ?
Vous voulez sans doute dire les « usages renouvelés » du document. Dans le domaine de l’infodoc et des médias, nous sommes dans une période de transition, une innovation permanente, qui oblige à anticiper pour ne pas subir les changements. Le problème réside dans les métiers stabilisés qui voient leurs prérogatives s’effriter. Car on oublie toujours qu’il existe une acculturation permanente : les savoirs et savoir-faire se répandent dans la société très rapidement. Ce dont je suis spécialiste aujourd’hui, demain sera enseigné massivement, jusqu’à ne plus l’être du tout, car appris implicitement.
Nous avons par exemple, actuellement, une vague d’intérêt concernant la valorisation des documents patrimoniaux. Leur numérisation et mise en bases de données nécessitent l’invention de nouveaux systèmes de gestion de documents, de modélisation, de scénarisation de parcours des publics, etc. Je pense que les spécialistes infodocs doivent intégrer des compétences de conception de systèmes d’information et une très bonne connaissance des médias. Il faut en finir avec les représentations erronées des bibliothécaires et documentalistes comme des professionnels « en retrait du monde ».
Finalement, peut-on parler de la fin du document ?
Il existe une idéologie actuellement répandue qui prétend se passer des intermédiaires et de la « paperasse » en créant des formulaires automatisés... La paperasse se virtualise et disparaît de la vue. Cependant, c’est son changement de fonction qui est inquiétant, dans les post-traitements permis par les automatisations. La nouvelle paperasse (données explicites et implicites) sert autant à surveiller qu’à matérialiser des accords et un nivellement se produit dans les genres de documents, comme dans les genres de nouvelles produits par les médias. Or, un accord se passe dans une relation humaine ; si la relation humaine est occultée ou niée, il y aura des conséquences.
Et, fondamentalement, nos démocraties dépendent de documents, qui empêchent « la loi du plus fort d’être toujours la meilleure » ; prétendre se passer de documents dans nos sociétés, c’est nier le bien commun et le vivre ensemble.
(1) Au sein du CNRS en 2002, le département Sciences et technologies de l’information et de la communication (STIC) a mis en place une série de réseaux thématiques pluridisciplinaires (RTP) avec pour objectif l’élaboration de stratégies de recherche. Un de ces réseaux intitulé « Documents et contenu : création, indexation, navigation » (RTP-Doc), porté par J.-M. Salaün, alors enseignant-chercheur à l’Enssib, s’était donné pour objectif de rassembler les disciplines traitant du « document électronique » comme l’informatique et la linguistique, mais aussi les sciences de l’information et de la communication et, plus largement, les sciences de l’ingénieur et les sciences humaines et sociales.