Imparfaits et chargés d'émotion, les films de famille ont longtemps servi à construire, d'images en images, un mythe familial dans lequel chacun devait se reconnaître. Depuis les premiers films de la fin du 19e siècle jusqu'à ceux que nous tournons aujourd'hui avec nos téléphones portables, les films de famille ont évolué, tout comme les enjeux et symboles qu'ils véhiculent. Le réalisateur Alain Tyr consacre un documentaire passionnant et très émouvant à ces films amateurs, dans lequel il aborde avec beaucoup de justesse leurs différents enjeux techniques, esthétiques, historiques, sociologiques et psychologiques. De quoi redonner ses lettres de noblesse à un genre oublié du cinéma et alerter le grand public sur l'importance de la conservation de ces documents familiaux.
Le saviez-vous ? Le tout premier film des Frères Lumière à avoir été projeté lors d'une séance publique et payante était constitué presque exclusivement de films de famille. Tout le monde a pourtant en tête ces fameuses images d'un train entrant dans la gare de La Ciotat et de ces personnes élégantes qui l'attendent, mais beaucoup ignorent qu'il s'agit là des membres de la famille Lumière eux-mêmes. Si les films de famille sont donc intimement liés à l'histoire du cinématographe, quel chemin parcouru, pour ces films amateurs (ou non), reflets (ou non) de notre intimité, entre cette toute première projection de décembre 1895 et les petites vidéos de quelques mégaoctets que nous partageons en quelques secondes sur les réseaux sociaux !
C'est ce parcours, ainsi que toutes les symboliques que ces films portent en eux, que le réalisateur Alain Tyr a souhaité dépeindre dans son documentaire passionnant, Films de famille, diffusé il y a peu sur la chaîne associative locale Télé Bocal et qui sera bientôt disponible en DVD.
Les films de famille, ces parents pauvres du cinéma
"Selon moi, les films de famille sont les parents pauvres du cinéma, explique Alain Tyr ; ni vraiment étudiés ni mis en valeur, leur place n'est pas vraiment reconnue. Pourtant, ils ont une forme à part entière régulièrement utilisée dans les films de fiction pour exprimer la nostalgie et ils constituent des matériaux très intéressants d'un point de vue sociologique. Je souhaitais avec ce film ouvrir ce sujet".
Pour les besoins de son film, Alain Tyr a donné la parole à une dizaine de spécialistes (Roger Odin, Serge Tisseron, Giuseppina Sapio, Anne Gourdet-Mares, Marie-Thérèse Journot, etc.) qui offrent un éclairage saisissant sur les nombreux documents qui jalonnent le documentaire. Qu'il s'agisse de l'histoire du matériel, de l'angle sociologique, psychologique ou historique de ces films de famille, chaque expert décrypte ce qui se cache derrière ces images si familières au point d'en devenir presque universelles et tentent de faire le lien entre la petite et la grande histoire.
Construire la mémoire officielle de la famille
Visionner ses films de famille, c'est se replonger dans une époque où tous nos proches étaient jeunes, souriants et en bonne santé. La famille apparaît unie, insouciante, généralement installée autour d'un bon repas, devant les plus belles fleurs du jardin ou à côté d'une voiture flambant neuve. Souvent, le clan couve des yeux un nouveau né ou rit des pitreries d'un bambin. A l'image des albums photos, ces films participent à la construction de la mémoire officielle de la famille.
"Dans les films de famille, le groupe se montre sous son meilleur profil, explique dans le documentaire Giuseppina Sapio, docteure en études cinématographiques et audiovisuelles à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) ; ces films ont tendance à exclure les moments de douleur (maladie, mort, etc) et les disputes". Ce que confirme le psychiatre Serge Tisseron : "A cause des contraintes matérielles, il fallait condenser une image satisfaisante et heureuse de la famille, explique-t-il ; c'était également l'occasion de montrer l'organisation de la famille, la maison ou la voiture. Des lieux et des objets symboliques chargés affectivement". Il ajoute : "Le film a le pouvoir de réveiller une polysensorialité et de nous rendre contents, par mimétisme".
Les hommes, ces grands absents
Bien avant l'invention de la vidéo, à l'époque des films muets en 8mm ou 16mm, les réalisateurs des films de famille sont alors presque toujours les patriarches, ces "grands absents des images". Et la caméra est bien souvent achetée pour la naissance du premier enfant, que l'on inscrivait ainsi au milieu des différents visages de la famille. "Le cinéaste familial filme d'abord pour lui et pour le plaisir de filmer, de jouer avec sa caméra comme avec un gadget, explique Roger Odin, théoricien du cinéma et professeur émérite à l'Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) ; Ensuite, il filme pour la mémoire familiale et exclusivement pour la mémoire familiale. Il ne pense pas du tout que les films seront vus par un public. Nous avons tous vécu cette expérience de voir les films de famille de nos amis. C'est mortel !".
Recréer le mythe familial
A cette grande époque du film de famille, les séances de visionnage collectives sont également lourdes de symboles. "On y mobilisait ce que l'on appelle l'attention conjointe, explique Serge Tisseron ; toute la famille regardait alors ensemble du même côté vers 'une' image de la famille, dans une sorte de narcissisme collectif partagé, alors que les selfies n'existaient pas encore".
Les films étant à l'époque muets, les gens parlaient généralement beaucoup lors de ces projections. Ce que confirme Roger Odin : "L'histoire familiale se reconstitue davantage par la parole que par le film. Le film est là comme un stimulant de la parole. Chacun y va de son souvenir et le film continue de défiler. C'est la parole échangée, la parole qui circule d'un membre à l'autre de la famille, qui va reconstituer de façon euphorique l'ensemble de l'histoire familiale. C'est le mythe familial que l'on recrée".
D'une vision stéréotypée de la famille...
Passionnant, le film d'Alain Tyr analyse bien évidemment l'évolution de l'équipement, telle une trame qui explique la façon dont les films se sont infiltrés dans les familles et quelle place ils y ont occupée jusqu'à sa progressive démocratisation. A ses débuts, la pellicule coûte alors très cher et l'on a donc tendance à scénariser les sujets que l'on filme : dans le but de montrer le bonheur familial de façon impactante, on fait poser ou défiler les membres de la famille devant la caméra dans des scènes où la spontanéité a finalement peu de place. Ce n'est alors pas moins l'intimité que l'on dépeint, mais plus une vision stéréotypée de la famille. C'est pourquoi la plupart de ces films se ressemblent.
L'apparition de la vidéo et du son constitue une première rupture : on maîtrise alors moins bien l'environnement (sonore) et il est fréquents que certain sons ou dialogues viennent parasiter l'image de la famille parfaite que l'on souhaite encore véhiculer. Avec ce nouveau type de matériel, plus maniable, les femmes s'emparent enfin de la réalisation et les hommes se font progressivement plus présents sur les images. Et si les enfants restent les principaux sujets des films de famille, le support moins onéreux permet de les filmer avec moins de contrainte (on leur demande moins de poser) mais beaucoup plus souvent.
....à l'individualisation de la prise de vue
Le numérique, lui, achève d'individualiser la prise de vue. Ce n'est plus le patriarche qui impose son point de vue de la famille à tout le monde, mais désormais une succession de scénaristes : potentiellement chaque membre du clan, qui peut ensuite partager instantanément les films, sur les réseaux sociaux ou par mail, avec leurs amis ou avec la famille éloignée. "Le pouvoir a changé, confirme Alain Tyr ; autrefois, une personne seulement portait un regard sur la famille. Avec l'évolution technologique, chaque individu a pu prendre la parole et c'est pourquoi les films de famille me semblent plus intéressants aujourd'hui." Désormais, ce n'est plus tant l'idée de conserver des traces qui motive la prise de vue, que celle de transfigurer le banal et le quotidien dans un flux instantané qui ne vise pas forcément à être conservé.
Des archives familiales très émouvantes
Un soin tout particulier a été porté au choix des images qui illustrent ce documentaire. Le spectateur peut ainsi visionner des dizaines d'extraits de films de famille, que viennent enrichir la parole des experts. "J'ai eu la chance que le Forum des images soit partenaire de mon film, poursuit Alain Tyr ; car il dispose d'un immense fonds de films de famille auquel j'ai pu accéder". Deux autres types de documents méritent également d'être mentionnés, car ils constituent les "fils rouge" particulièrement émouvants de ce documentaire : d'abord, les films de la famille Saulou, que l'on suit de 1935 à 1990. Universels et mis en musique, ils illustrent parfaitement l'évolution de l'histoire des films de famille, et semblent étonnamment familiers au spectateur qui peut presque y reconnaître ses proches.
Ensuite, les films de famille du réalisateur lui-même, qui représentent la charge émotionnelle la plus forte du documentaire. En effet, Alain Tyr reconnaît "avoir baigné dans les films de famille dès l'enfance", puisqu'il explique avoir grandi derrière la caméra de son père, qui filmait sa famille en amateur. En plus de ces extraits personnels, qui s'échelonnent de la naissance d'Alain Tyr jusqu'aux images numériques tournées par ses propres enfants, le réalisateur a donné la parole à son propre père, décédé depuis, qu'il avait interviewé avant sa disparition. Ces entretiens, très touchants, symbolisent la transmission d'une passion mais aussi celle des souvenirs familiaux que cette passion souhaitait conserver. "Je voulais lui rendre hommage en poursuivant son travail de mémoire de notre famille", explique Alain Tyr.
Un appel pour la conservation des films de famille
En plus de cette volonté de redonner leurs lettres de noblesse aux films de famille, le réalisateur a également souhaité alerter le grand public sur la conservation de ses propres archives familiales. "Les gens doivent avoir conscience qu'il ne leur reste peut-être qu'une dizaine d'années pour récupérer leurs pellicules avant que celles-ci ne se détériorent trop, explique-t-il ; je pense que les archives départementales devraient lancer des appels pour inviter les personnes âgées à venir y déposer leurs films". Il est vrai que la plupart des gens ignorent qu'ils en ont la possibilité et il ne faut pas oublier à quel point ces documents constituent une matière précieuse pour l'histoire régionale, et par extension la "grande histoire".
D'autre part, Alain Tyr s'interroge sur la conservation de nos films numériques pour demain. "Il semblerait que rien ne soit prévu à ce sujet, déplore-t-il ; la mémoire d'aujourd'hui risque de ne pas être conservée et c'est très grave". Car selon le réalisateur, c'est une véritable réflexion d'ordre public qui doit être menée : "A qui appartiendront ces documents d'ici quelques années ? s'interroge-t-il ; je crains par exemple que les réseaux sociaux ne s'emparent des vidéos que les gens y ont déposées pour les monétiser d'ici dix ou quinze ans, à l'image des petits montages d'anniversaire que Facebook propose déjà aujourd'hui. Il est évident qu'ils ont déjà réfléchi à tout ça !".
L'image affective
Nous n'entretenons pas tous le même rapport avec nos films de famille. Certains les conservent précieusement tel un véritable trésor familial, d'autres n'y attachent que peu d'importance et les laissent disparaître avec leurs souvenirs à l'occasion d'un déménagement ou d'un décès. Si certains aiment les revoir de temps en temps, heureux de se replonger, le temps d'une projection, dans une sorte de paradis perdu, d'autres ne peuvent supporter leur charge émotionnelle trop lourde ou ne se reconnaissent pas dans l'image d'un bonheur qu'ils jugent factice.
Finalement, les films de famille et leur esthétique si particulièrement "imparfaite" ne laissent personne indifférent. La grande mode actuelle des filtres vieillissants en témoigne. C'est finalement un image "affective" que l'on cherche ainsi à créer ou à retrouver.