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En quoi consiste l’archéologie du paysage sonore ? Et pourquoi avez-vous créé cette discipline ?
À l’issue de ma thèse en musicologie, j’ai eu l’opportunité de travailler au musée des Invalides pour sonoriser des plans de bataille. De ce projet est née une question : pourquoi les musées sont-ils dépourvus de sons, de bruits ou d’ambiance sonore ?
Face aux réticences des conservateurs avec qui j’ai pu échanger, et qui redoutaient un effet "Disney", je me suis interrogée sur la notion de bande musicale et sur la place du son dans ce type d’institution.
Assez rapidement, j’ai commencé à travailler sur le projet Bretez (restitution multimédia et interactive d’une visite virtuelle de la ville de Paris au XVIIIe siècle), qui est le nom d’un cartographe, auteur d’un plan de Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Sur la base de ce plan, j’ai ainsi réalisé la sonorisation - ou fresque sonore - du quartier du Grand Châtelet. C’est à partir de là que j’ai créé ma propre discipline : l’archéologie du paysage sonore. Celle-ci consiste en l’étude et l’analyse des ambiances sonores du passé.
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Il a fallu développer ex nihilo la totalité de la méthodologie, de la chaîne de production et des outils. Pour cela, j’ai aussi pioché dans d’autres disciplines. Par exemple, au niveau de la recherche d’information, je suis plus proche des historiens.
Sur le terrain ou dans la diffusion, je me rapproche davantage des techniques développées par les archéologues, les preneurs de son ou les acousticiens. Actuellement, je suis en poste à la Maison des sciences de l’homme (MSH), de Lyon Saint-Étienne, où nous maîtrisons tout le processus.
Quelles sont les grandes étapes de la création des fresques sonores ?
Il y a trois grandes phases. La première concerne la partie recherche d’information. Que ce soit au sein d’archives ou parmi les sons du passé qui perdurent dans le présent. Pour récolter un maximum de matière, je m’appuie sur des historiens, des archivistes, des géographes, des urbanistes ou encore sur les archives des musées. Je vais aussi compléter et traiter ces informations, car nous n’avons pas tous la même façon de "lire" une archive.
Ensuite vient la phase de création narrative. J’hétérographie, ce qui signifie que j’écris l’histoire au moyen de sons. Aucun élément n’est fictif : chaque son est conforme à la réalité. Si un son a disparu de notre époque, je ne fais pas de "sound design" ou de bruitage pour combler sa disparition.
Enfin, la partie spatialisation correspond à ce que nous allons entendre et la restitution peut se faire via des casques ou par projection. Au sein de la MSH, nous avons une installation de 46 enceintes qui nous permet de réaliser un schéma immersif très intense.
Combien de temps peut prendre un projet ?
Pour vous donner un ordre d’idée, pour 3 à 4 minutes de fresque, nous réalisons environ 290 heures de recherches dans les archives, 22 jours de captation sur le terrain, 200 heures de "dérushage" et d’écriture narrative et 290 heures de spécialisation !
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Comment se déroule la captation des sons ? Et quels sont les types de projets sur lesquels vous travaillez ?
Sur le terrain, je travaille avec un ingénieur du son. Pour capter les gestes d’un artisan, nous allons le rencontrer plusieurs fois, l’observer, dialoguer, puis l’enregistrer en situation réelle. Notre forte proximité physique lors des enregistrements nécessite de nouer une relation de confiance.
De manière générale, nous avons plusieurs micros, dont des micros surfaciques pour capter ce qu’il se passe à l’intérieur de la matière. Car dans la position de l’artisan, une partie des informations remonte par conduction osseuse, par l’impact de l’outil sur la matière. Cela constitue aussi une partie de la formation qui peut être transmise.
Pour le projet Chronospédia, nous archivons les gestes des horlogers traditionnels, un métier qui n’existera plus en 2030… Nous veillons à ce que la chaîne de transmission ne soit pas rompue.
Sur le chantier exploratoire de Guédelon (situé à Treigny-Perreuse-Sainte-Colombe, Guédelon est un chantier de construction expérimental reprenant les techniques et les matériaux utilisés au Moyen-Âge), nous avons mené une quinzaine de campagnes de captation pour suivre son évolution et celui de ses sons.
Nous travaillons aussi avec des musées. L’année prochaine, nous prévoyons une collaboration avec le musée Carnavalet à Paris, ainsi qu’avec les musées de Saint-Romain-en-Gal pour un projet portant sur les ruines archéologiques gallo-romaines. Ramener des sons dans de tels lieux permet au public de mieux se les approprier.
En ce moment, vous travaillez sur le chantier de Notre-Dame. Quelle est votre démarche ?
En tant qu’experte scientifique, je coordonne avec Brian Katz, mon collègue acousticien, le groupe de travail "acoustique & paysage sonore". Lui s’intéresse à l’évolution acoustique de Notre-Dame et de ses orgues.
Pour la partie "paysage sonore", nous travaillons autour de trois axes. Le premier présente une dimension mémorielle. Nous avons disposé des micros un peu partout sur le chantier qui enregistraient en continu durant presque toute la durée des travaux. À l’image d’une photographie, ces "time-laps" sonores vont aller dans la mémoire de Notre-Dame.
Un deuxième axe "patrimonial" s’attache à capter les sons gravitant dans et autour du chantier. Ces travaux ont donné naissance au projet Esphaistoss qui vise à comprendre, analyser et étudier les gestes des artisans par le biais de la sensorialité.
Notre dernier axe tourne autour de la création de paysages sonores. Nous avons restitué deux fresques sur la construction de Notre-Dame en 1170. L’une se déroule au niveau du parvis et l’autre derrière le chevet. Ce sont deux ambiances différentes, avec pourtant des corps de métier presque identiques.
Ces différences de couleurs viennent de la situation de ces parties de chantier : proche de la Seine, avec une biophonie particulière et plus large, ou très urbaine et plus contrainte.
Comment conservez-vous ces archives et à qui sont-elles destinées ?
La question de la conservation est vraiment très compliquée, car nous partons de zéro. En collaboration avec notre documentaliste de la MSH, nous avons entrepris un gros travail au niveau du nommage des fichiers, mais nous butons sur les métadonnées. Nous sommes dans de la sensorialité à l’état pur et il n’existe pas de langage type ni de normalisation dans ce domaine. Décrire un bruit, c’est hyper complexe !
Quant au stockage, nous sommes face à des données très volumineuses. Je vais peut-être choquer les lecteurs, mais nous conservons nos sons dans des disques durs que nous empilons précieusement. Ces archives sont uniquement à destination des chercheurs.
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Le grand public et les musées peuvent en avoir un extrait ou en écouter le rendu final. Un son peut tout et rien dire. Il faut toujours le recontextualiser. Je peux vous faire écouter un enregistrement et vous dire que nous sommes au-dessus du cratère de l’Etna, alors qu’en réalité, il s’agit d’une réduction de chaux. Les sons sont puissants, peuvent être récupérés et mis dans des situations qui ne sont pas les nôtres.
En quoi votre parcours nourrit-il vos travaux ?
J’ai un parcours assez atypique ! Je n’ai pas le baccalauréat et j’ai suivi des études techniques à l’armée en tant que mécanicienne d’hélicoptère. Puis, je suis rentrée à l’université et ai obtenu un doctorat en musicologie.
Si la partie technique de mon cerveau se révèle face aux problématiques que nous rencontrons sur le terrain, la musicologie m’a ouverte aux sciences humaines et sociales et m’a fait aimer le son. J’ai également un master 2 en management et administration des entreprises qui me permet de mieux appréhender le montage et la gestion de projets. Choses que nous n’apprenons pas en doctorat !