L’Europe a exprimé le souhait de créer sa propre bibliothèque numérique sans faire appel aux géants de l’informatique. Une initiative qui, à condition de trouver son rythme de croisière et un financement viable, permettra aux pays de l’Union de participer à l’écriture d’un nouveau chapitre de la culture européenne.
Depuis la tribune publiée au mois de janvier 2005 par Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque Nationale de France, en faveur d'un projet européen de bibliothèque numérique, le chantier a été bien balisé. Un comité de pilotage a été constitué le 13 juillet 2005 en vue de définir les missions et les moyens alloués à la Bibliothèque Numérique Européenne (BNE). Cet avant-projet piloté par la Bibliothèque Nationale de France, qui devra être approuvé par ses partenaires européens et la commissaire européenne à la Culture, Viviane Reding, préconise la création d'une bibliothèque des savoirs organisée autour d'axes représentatifs de la culture européenne, centrée sur l'imprimé, mais qui pourra accueillir ultérieurement des contenus multimédia.
Le comité de pilotage a d'ores et déjà affirmé deux principes majeurs : la BNE devra s'adresser au grand public et sera gratuite pour les œuvres libres de droit. Elle recevra des fonds numérisés des bibliothèques nationales des vingt-cinq pays membres de l'Union européenne auxquels sont venus s'agréger d'autres pays siégeant au sein de la Conférence des bibliothèques nationales européennes, dont la Russie. Conçue pour répondre au " défi " lancé par Google Print, la BNE s'est d'abord vue comme européenne. Or, aussi bien d'Amérique latine, d'Asie que du bassin méditerranéen, des responsables de bibliothèque ont fait part de leur vif intérêt pour le projet européen.
financement
Si la BNE provoque un élan de bienveillance au-delà des frontières du Vieux Continent, sa mise en route et son financement font encore l'objet de discussions. La date de lancement du portaili BNE n'est pas encore arrêtée mais certains acteurs du projet suggèrent qu'elle verra le jour à la fin de cette année et trouvera son rythme de croisière en 2007. En attendant, des questions liées à la numérisation et à l'interfacei sont en cours de finalisation. Un test de numérisation de masse a donné lieu à un cahier des charges qui permettra de sélectionner le ou les prestataires chargés de la numérisation des collections. Un appel d'offres sera lancé au second semestre 2006 afin de désigner l'opérateur au mois d'octobre.
comité d'étude et de pilotage
Le Comité d'étude et de pilotage pour la Bibliothèque Numérique Européenne a été créé par décret du Président de la République et installé le 13 juillet 2005 par le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres qui en assure également la présidence. Jean-Noël Jeanneney en est le vice-président. Il est composé d'une quarantaine de hauts fonctionnaires des ministères associés (industrie, affaires européennes, éducation, recherche, culture et communication) et de représentants d'établissements publics à caractère éducatif ou culturel. Il comprend également six personnalités qualifiées : Franck Dangeard (Thomson), Alain Kouck (Editis), Serge Eyrolles (Editions Eyrolles), Jean-Michel Hubert (ingénieur des télécoms), Jean-Michel Cazenave (La Documentationi française) et Olivier Duhamel (professeur). Le comité aura pour mission de " poser les questions stratégiques en matière de numérisation du patrimoinei et de contenus culturels " et pourra désigner des rapporteurs dans des domaines spécifiques (technologie de la numérisation, moteurs de recherche, financement, environnement juridique…).
Lors du Conseil des ministres du 8 février 2006, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres a évoqué la question cruciale du financement. Le principe d'un modèle reposant sur un partenariat public-privé a été retenu. Au titre de la contribution publique, la Commission européenne est disposée à dégager les fonds nécessaires après sa " décision de lancer sans attendre la bibliothèque numérique européenne ". En France, le ministère de la Culture a accordé une dotation spécifique de 400 000 euros afin de développer un prototype de visualisation des options ergonomiques du futur portail. Mais ni Bruxelles, ni Paris ne sont pour l'instant allés au-delà des déclarations d'intention. Dans une moindre mesure, la consultation de documents sous droits, qui sera payante, devrait également générer des revenus.Des opérateurs privés susceptibles de participer au projet se sont fait connaître, mais aucun n'a fait de réelle offre, du moins de façon publique. La présence du président-directeur général de Thomson, Franck Dangeard, au sein du Comité de pilotage semblerait indiquer que le groupe industriel français soit amené à jouer un rôle majeur. Thomson a ainsi réalisé un prototype du futur portail. Par ailleurs, plusieurs mécènes pourraient faire leur apparition dans le tour de table qui se met place.
contribution française
La France proposera les contenus issus de Gallica ( Créée en 1997, Gallica est la bibliothèque numérique de la BNFSite web de la BnF">i ) mais également 20 000 ouvrages provenant de nouvelles collections numérisées, soit environ 400 000 documents. Le fonds Gallica déjà numérisé en mode image devra être converti en mode texte. Le mode image a été jugé obsolète et incompatible avec le standard de visualisation adopté par la BNE auquel toutes les bibliothèques contributrices devront adhérer. 60 000 ouvrages numérisés seront versés à la BNE dès la fin de cette année. Le coût annuel de numérisation de 120 000 à 150 000 ouvrages est estimé à environ 10 millions d'euros. L'objectif de la France, en fonction des moyens qui seront alloués, est de verser entre 800 000 et 1 million de documents d'ici cinq à six ans. Selon Agnès Saal, Directrice générale de la BNF, la contribution française ne se limite pas à ce versement. La France, de par son engagement pionnier dans ce projet, joue un rôle moteur dans les négociations avec les éditeurs en vue de parvenir à un accord satisfaisant pour les auteurs et les ayants-droit.
apport francophone
Parallèlement au projet de BNE, les bibliothèques francophones de Belgique, du Canada, de France, du Luxembourg, du Québec et de Suisse ont décidé de constituer un réseau francophone des bibliothèques numériques. Cette initiative va de pair avec la BNE dont elle est en partie complémentaire. Elle en reprend les principes généraux et pratiques : absence d'exclusivité donnée à un moteur de recherchei dans les modes d'accès aux collections numériques, accès gratuit pour les documents libres de droits, accès multilingue aux collections… Les six bibliothèques proposeront des grands textes juridiques fondateurs, des collections de presse, des œuvres littéraires couvrant une période déterminée et des ressources utiles aux recherches en généalogie.
British Library
La vénérable British Library s'était engagée au mois de novembre 2005 dans un " partenariat stratégique " avec Microsoft portant sur la numérisation de 100 000 ouvrages en 2006, soit l'équivalent de 25 millions de pages. Des voix se sont alors fait entendre pour regretter cette décision de l'institution britannique de s'allier avec le géant mondial de l'informatique qui a, par ailleurs, rejoint l'initiative Open Content Alliance (OCA). Cette dernière compte déjà parmi ses membres Yahoo ! et de nombreuses bibliothèques nord-américaines. Elle est surtout un projet concurrent de la Bibliothèque numérique européenne… L'accord entre la British Library et Microsoft semblait confirmer la relation privilégiée entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis au détriment de l'Europe, bibliothèques comprises. Depuis, les dirigeants de l'établissement londonien ont fait part de leur volonté de rejoindre la BNE en dépit de l'accord passé avec Microsoft : " Les ouvrages numérisés par Microsoft demeurent la propriété de la British Library ", souligne Agnès Saal.
Le Portugal qui, pour des raisons techniques, était le deuxième pays membre de l'Union européenne à être resté en dehors de la BNE figurera finalement parmi les pays contributeurs.
six millions d'ouvrages numérisés
Chacune des bibliothèques nationales européennes restera maîtresse des processus de numérisation de ses fonds. Un accord entre tous les contributeurs portera sur les critères de sélection des ouvrages afin de créer une cohérence entre les différents fonds numérisés.
Les pays européens pourraient, dans leur ensemble, numériser entre 600 000 et 1 million de livres par an. A l'horizon 2008, 2 millions d'ouvrages devraient être disponibles. Un objectif d'au moins 6 millions d'ouvrages numérisés en cinq ans a été fixé.
Les promoteurs de la BNE, en particulier Jean-Noël Jeanneney, ne manquent jamais de rappeler que l'initiative européenne se fonde sur un " classement raisonné des savoirs, à la différence de Google qui communique des contenus en désordre selon des hiérarchies plus ou moins aléatoires ". La mise en avant de fonctionnalités reposant sur des pratiques bibliothécaires éprouvées est au cœur de la Bibliothèque numérique européenne.
Au-delà d'un simple chantier numérique, la BNE répond à une volonté politique et à une vision du monde affirmées au plus haut niveau des Etats et de l'Union Européenne que Jean-Noël Jeanneney résume ainsi : " La multipolarité culturelle au bénéfice de l'Europe et, au-delà, de la planète entière devrait être opposée à la prétention à la centralité affichée par Google, prétendant organiser l'informationi du monde. " Cette noble ambition devra convaincre les partisans d'un accord négocié avec Google et affronter le très attractif modèle économique du célèbre moteur de recherche californien.