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Sommaire du dossier :
- Bibliothèques : actions contre les fake news
- Comment la bibliothèque de Sciences Po Paris lutte contre les fake news
- Comment la bibliothèque municipale de Lyon transmet les réflexes anti-fake news
Dans un entretien qu’elle nous avait accordé fin 2018, la bibliothécaire Salomé Kintz, alors en poste au sein de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, rappelait le rôle des bibliothécaires dans le domaine de l’information :
« Tout ce qui tourne autour de la recherche d’information et de l’évaluation des sources a toujours fait partie du cœur de métier des bibliothécaires. Les formations à la recherche documentaire en bibliothèque universitaire abordent ces thématiques, la Bibliothèque nationale de France propose depuis longtemps des ateliers autour de ses collections de presse, les ateliers numériques en bibliothèque de lecture publique aident les usagers à mieux se repérer en ligne… »
Un constat partagé par Franck Hurinville, chargé de mission relations internationales et francophonie au sein de la BNF et président du Comité français international bibliothèques et documentation :
« Avons-nous un rôle à jouer ? Trois fois oui ! L’information est notre métier et la désinformation, l’autre nom des fake news, son opposé. Il faut s’y attaquer et y voir une opportunité en or pour valoriser nos métiers ».
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Le combat des bibliothécaires pour l'accès à une information fiable
Ce double rappel prend tout son sens alors qu’il devient de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux à l’ère des flux numériques continus. Ce constat vaut pour tout le monde y compris les professionnels de l’information : veilleurs, documentalistes, bibliothécaires, archivistes, journalistes…
Dans la presse, on ne compte plus les « décodeurs » et autres « check news » qui traquent sans relâche la désinformation. Du côté des bibliothécaires, le combat pour l’accès à une information fiable est ancien. Dès 1994, l’Unesco leur assignait une mission :
« La bibliothèque publique est, par excellence, le centre d’information local, où l’utilisateur peut trouver facilement toutes sortes de connaissances et d’informations. (…) Des programmes d’information et d’éducation des utilisateurs doivent être assurés pour les aider à tirer le meilleur parti de toutes les ressources » (Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique, 1994).
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Enrichir Wikipédia
Depuis, les initiatives se sont multipliées aussi bien dans les bibliothèques universitaires que dans les établissements de lecture publique.
À l’université de Rennes 1, par exemple, ce travail de validation des sources a pris une forme originale en se concentrant sur Wikipédia :
« L’encyclopédie Wikipédia tire sa légitimité de ses sources et non de ses auteurs », explique Damien Belvèze, coordonnateur des formations des étudiants ; « les articles sont anonymes, même lorsqu’ils sont écrits par des spécialistes. Les sources sont donc très importantes, il faut qu’elles soient fiables pour que l’article lui-même puisse l’être. En tant que bibliothécaires, nous disposons de ces sources puisque nous avons, sur les serveurs de nos bibliothèques ou de nos universités, une masse d’informations issues d’articles scientifiques. Nous pouvons enrichir les articles Wikipédia en citant ces articles scientifiques. C’est ce que nous faisons dans ces campagnes “1Lib1ref” organisées par Wikipédia. Cela consiste à se réunir entre bibliothécaires et professionnels de l’information sur des articles que l’on a déterminés au préalable et sur lesquels on se sent compétents, puis à apporter des références à l’article là où il en manque ».
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Étudier les théories du complot
Les bibliothécaires de la BU de Rennes 1 ne se sont pas limités à Wikipédia :
« Ce que nous avons commencé à faire, c’est parler de ce problème à des enseignants qui nous confient leurs étudiants à raison de quelques heures par an et notamment pour les disciplines physique, chimie et sciences de l’ingénieur. Nous allons les faire travailler sur ce qu’est une théorie du complot. Ils vont même parfois découvrir les théories du complot, on va leur faire chercher des sites qui y portent du crédit et d’autres sites qui n’y portent aucun crédit. Cela leur permettra surtout de chercher des articles scientifiques qui, soit tentent d’invalider ces théories, soit les étudient en tant que théories du complot. Cela leur permettra de chercher de l’information de différents types, avec différents niveaux de fiabilité et aussi de les sensibiliser à qui écrit quoi, et pourquoi », précise Damien Belvèze.
Quant à l’Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), elle a publié au mois d’avril dernier un programme baptisé « Décrypter la désinfo avec ma bibliothèque » qui propose une infographie enrichie de définitions et de références en ligne.
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Décrypter la fabrique de l’information
Du côté des bibliothèques publiques, des initiatives ont vu le jour, comme à Lyon où des ateliers et des conférences ont été organisés dans le cadre de l’évènement « La Fabrique de l’info » : comment décrypter l’information sur les réseaux sociaux, conseils aux parents confrontés à la désinformation qui vise les enfants et les adolescents…
« Les bibliothèques publiques ont pris le sujet des fake news à bras le corps et proposent différentes sortes d’ateliers pour améliorer la vigilance des citoyens. Elles assurent ainsi leur mission d’éducation aux médias et à l’information », explique le célèbre Guichet du savoir mis en place par la bibliothèque municipale de Lyon.
Dans le même esprit, les bibliothèques toulousaines proposent depuis 2018 des ateliers d’autodéfense intellectuelle « Infos ou Intox ? » destinés aux scolaires (principalement des lycéens), mais aussi aux adultes.
« Ils ont pour objectif d’apprendre à être autonome et critique dans sa recherche d’information, de savoir déceler une fake news et de participer à sa dénonciation ou, a minima, à éviter sa diffusion », soulignent les bibliothécaires de Toulouse.
À Melun (Seine-et-Marne), la médiathèque Astrolabe organise elle aussi des rencontres autour des questions d’actualité et des médias. Animés par deux bibliothécaires, ces débats proposent à un intervenant d’exposer un thème pendant une quarantaine de minutes. Une discussion est ensuite ouverte avec le public.
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Pluralisme réaliste vs pluralisme utopique
Pour autant, toutes ces initiatives n’épuisent pas la dialectique pluralisme-médiation. Pour Céline Raux, autrice d’un mémoire d’étude à l’Enssib et conservatrice d’État des bibliothèques à l’École normale supérieure, « le code de déontologie du bibliothécaire pose un certain nombre de préconisations qui rendent, en définitive, impossible d’appliquer un pluralisme total et inclusif. Ainsi, l’impératif moral de “respecter tous les usagers” ou l’impératif politique de “promouvoir auprès de l’usager une conception de la bibliothèque ouverte, tolérante et conviviale” autorisent-ils vraiment la présence, pourtant fréquente, de “L’Effroyable imposture” de Thierry Meyssan dans les rayonnages de la bibliothèque ou la présence en ligne de l’“Essai sur l’inégalité des races humaines” d’Arthur de Gobineau, accessible en un clic sur Gallica sans aucune médiation ni mise en contexte ? »
À ses yeux, « le pluralisme demande à être défini avec précision en fonction de la fin qu’il se donne : soit prendre pour exigence l’idéal d’élaboration et de diffusion d’une information pure, complète, objective, la plus conforme à l’objet dont elle traite (pluralisme réaliste) ; soit faire perdurer l’illusion que le seul fait de rendre libre l’information assurerait le triomphe de la vérité et de l’autonomie de la pensée (pluralisme utopique). Dans tous les cas, une médiation permanente et experte semble requise ».
Un beau sujet de dissertation pour les concours de bibliothécaire.
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+ repères
Au Québec, les bibliothécaires inventent le « foutaisomètre » !
Ne dites pas « bullshit-o-meter », dites « foutaisomètre » ! Au Québec, les bibliothécaires se sont emparés de la lutte contre la désinformation à la fois pour mieux remplir leurs missions et pour apporter de l’aide aux usagers. Pascal Martinolli, du Réseau des bibliothèques du collégial du Québec (REBICQ) a créé un « foutaisomètre », une initiative qui se présente sous la forme d’une grille d’analyse tenant sur une simple feuille 21 x 29,7.
Ce document porte un titre : « Puis-je utiliser cette source dans mon travail ? » Puis trois critères sont pris en considération : l’auteur, l’éditeur et le contenu.
Pour le critère « auteur », plusieurs questions sont posées : l’auteur est-il un professeur et ses coordonnées sont-elles indiquées ? Travaille-t-il pour une entité reconnue ? etc. Si oui, l’auteur gagne des points. Au contraire, si l’auteur est anonyme et qu’il travaille pour une « université douteuse », il perd des points.
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Comité d’éthique contre revues prédatrices
Même principe pour le critère « éditeur » : est-il référencé dans Scopus ou Web of Science ? Possède-t-il un comité d’éthique ? Si la réponse est positive, l’éditeur gagne des points et apparaît comme une source fiable. En revanche, si l’éditeur n’est cité nulle part et qu’il appartient à la catégorie des « revues prédatrices », il perd des points et doit être traité avec la plus grande prudence.
Quant aux contenus, ils font eux aussi l’objet de nombreuses questions :
- équilibre dans la présentation des points de vue/affirmations catégoriques ou radicales ;
- écriture satisfaisante/erreurs de grammaire et d’orthographe, bibliographie/pas de citation ;
- conclusion nuancée et contextualisée/conclusion forte, absolue et sans nuance.
Après avoir répondu à une vingtaine de questions, le bibliothécaire est en mesure de séparer le bon grain de l’ivraie : cette source apporte de la valeur ou, au contraire, elle suscite du doute.
Plutôt destiné aux bibliothécaires, le foutaisomètre se fixe donc un objectif : « Évaluer le document le plus faible parmi la bibliographie d’un travail, d’un mémoire, d’une thèse, ou dans le syllabus d’un professeur ou dans la bibliographie d’une source (article ou livre) ».