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Qui sont les maîtres d’armes des réseaux que vous citez dans le titre de votre ouvrage ?
Ce sont des personnes qui ont acquis un certain nombre de compétences numériques et qui sont en capacité de former d’autres personnes.
Concrètement, il peut s’agir de professeurs de l’éducation nationale ou de l’enseignement supérieur, de bibliothécaires ou de toutes personnes investies dans le numérique capables de transmettre leurs connaissances et leurs réflexions à des élèves ou à des étudiants.
Ces maîtres d’armes ont les moyens de répondre aux grands groupes numériques que l’on désigne habituellement par Gafam. Ce livre est l’occasion d’appeler à la formation de futurs maîtres d’armes des réseaux.
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Vous constatez que les compétences documentaires sont de plus en plus complexes et évoluent dans le temps. Les professionnels de l’infodoc sont-ils à niveau ?
Pas forcément ! Malheureusement, sur le terrain, on constate des difficultés dans l’enseignement secondaire y compris parmi les professeurs documentalistes.
La somme des compétences et des connaissances ne cesse de croître depuis quelques années, mais il n’est pas certain que le niveau de formation soit au niveau pour répondre aux difficultés rencontrées.
Les professionnels de l’infodoc sont probablement mieux armés que d’autres professionnels, mais des déficits de connaissance se sont creusés ces dernières années par insuffisance de formation continue et peut-être aussi par des représentations erronées.
À leur décharge, il faut reconnaître que l’écosystème numérique évolue à une vitesse inouïe…
Oui, c’est une vraie difficulté. Les métiers de l’infodoc exigent de faire un travail de veille régulier et, en même temps, il faut être capable de construire quelque chose de plus durable que le rythme des nouveautés incessantes.
L’objectif est de dégager des tendances sur des périodes plus longues. Nous devons faire preuve de discernement pour parvenir à cela.
À mon avis, les questions clés tournent autour de l’indexation, car celle-ci précède le numérique, mais prend des formes de plus en plus complexes.
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Que faut-il enseigner aujourd’hui aux étudiants qui se destinent aux métiers du document ?
À mes étudiants de l’université Bordeaux-Montaigne qui ont entre dix-huit et vingt-et-un ans, j’enseigne des compétences hybrides. Celles-ci comprennent des compétences documentaires très classiques qui demeurent plus essentielles que jamais : analyse documentaire, analyse des sources, comparaison entre documents, capacité à argumenter…
Ces compétences hybrides ont également un volet technique. J’incite par exemple les étudiants à développer et à installer leur propre site web, car c’est en pratiquant l’écosystème numérique qu’on le comprend. Ils feront vraisemblablement des erreurs, mais ils apprendront beaucoup de leurs erreurs. C’est une bonne manière d’acquérir ce qu’on appelle une culture numérique.
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Constatez-vous chez vos élèves une forme de fétichisme des outils numériques ?
Je ne parlerais pas de fétichisme, mais plutôt de pratiques qui ne sont pas forcément très réfléchies et très maîtrisées. Il s’agit souvent d’usages de base.
Les étudiants ont une attirance pour la communication, mais les aspects rigoureux de l’analyse documentaire, de la construction de bases de métadonnées leurs sont plus difficiles d’accès.
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Vous rappelez que le phénomène de l’infobésité n’est pas nouveau et qu’il a déjà été ressenti à la Renaissance, notamment avec l’augmentation des livres imprimés. À l’heure des flux numériques incessants, comment maîtriser cette infobésité ?
Nous ne pourrons jamais tout voir ni tout obtenir ! La maîtrise la plus essentielle repose une fois de plus sur des compétences infodocumentaires et d’évaluation de l’information. L’information disponible n’est pas toujours qualitative, elle est parfois itérative, c’est-à-dire répétée ou commentée et n’apporte pas forcément de valeur.
La maîtrise passe par la sélection des sources, mais cela ne garantit pourtant pas d’échapper à l’infobésité. On peut en effet trouver une source originale, mais ce document peut faire 50 ou 60 pages ! Cette source peut elle-même renvoyer vers d’autres sources et le sentiment de surinformation ne va pas diminuer.
Autre piste, l’utilisation d’outils permettant de circuler dans l’information plus rapidement et de trouver l’information la plus pertinente. Ces deux pistes supposent une double compétence technique (faire du scraping, repérer des sources, utiliser des outils de compilation) et une compétence d’interprétation documentaire.
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Vous distinguez les mots numérique et digital. Quelle distinction faites-vous entre ces deux termes ?
Je les distingue en considérant que le mot « numérique » est un choix français ou francophone alors que le mot « digital » est plutôt employé par les sphères du marketing qui cherche à se repositionner et à retrouver une position de leadership sur ces questions.
À mes yeux, le mot « digital » permet de comprendre que l’on est dans une histoire plus longue et plus complexe qu’on ne le croit et qui précède vraisemblablement l’informatique. Cette histoire pourrait remonter jusqu’à la période médiévale avec le développement d’outils de traitement de l’information comme les index. L’histoire des index peut ainsi être reliée aux outils de traitement automatique et aux moteurs de recherche. Elle peut également être reliée à l’hypertexte. C’est une histoire dans laquelle tous les professionnels de l’information ont pleinement leur place.
J’ajoute que cette histoire permet aussi de mieux comprendre l’histoire de l’informatique et de rappeler qu’au départ les premières personnes qui ont fait du traitement informatique étaient plutôt des femmes. Elles disposaient en effet de compétences documentaires leur permettant de réaliser certaines tâches.
appeler cela, c’est aussi dire que les femmes ont toute leur place dans des métiers qui sont à mi-chemin entre l’information-documentation et l’informatique.
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Vous consacrez un paragraphe aux métadonnées des catalogues de bibliothèque et de Facebook. En quoi diffèrent-elles ?
Elles diffèrent dans leur processus de production. Les métadonnées des catalogues de bibliothèque sont produites dans un cadre institutionnel et réalisées avec un vocabulaire contrôlé. Des personnes qualifiées sont habilitées à effectuer ce travail et ces métadonnées ont une reconnaissance étatique.
Du côté de Facebook, les métadonnées sont produites par vous et moi via les commentaires et les « like » que nous postons. Elles sont ensuite exploitées par un traitement algorithmique qui permet de les faire remonter dans la construction de profils individuels et collectifs. Ces métadonnées ne sont pas gérées par une institution même si le pouvoir de Facebook ou Google est quasi-institutionnel.
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Face aux sociétés transnationales comme les Gafam, vous préconisez « une refondation d’ampleur ». Quelle forme cette refondation peut-elle prendre ?
Ces sociétés finissent en effet par avoir un poids quasi supérieur aux institutions. J’évoque donc plusieurs pistes de refondation dont la possibilité de construire un pouvoir qui leur soit au moins équivalent et doté d’une puissance transnationale. La fiscalité peut également être envisagée, mais à un niveau qui n’est pas seulement national.
Autre piste, on pourrait envisager la présence de représentants des milliards d’utilisateurs de ces plateformes au sein des instances de direction afin d’y faire entendre leur voix et équilibrer la prise de décision. Cette présence pourrait amener un contre-pouvoir démocratique au cœur de ces grands groupes qui ont acquis une forme quasi institutionnelle.
On peut même aller plus loin en imaginant une forme de parlement représentant les citoyens chez Google ou chez Facebook. Mais probablement reste-t-il d’autres pistes à exploiter…