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Louise Merzeau : "Il n'y a pas de mémoire sans une pensée de l'oubli"

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    Louise Merzeau : "Je crois à la construction de dépôts de traces collectives" (DR)
  • Rencontre avec Louise Merzeau, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris Ouest Nanterre. Médiologue, ses travaux portent sur la traçabilité numérique et les rapports entre mémoire et information, examinés sous l’angle des interactions entre technique et culture. Découvrez son interview en vidéo.

    Vous travaillez sur la question de la mémoire et des traces. En quoi le numérique a-t-il marqué une mutation dans ce domaine ?

    Je qualifie volontiers cette mutation de tournant anthropologique. En effet, si jusqu'à l'avènement du numérique, la lutte contre l'oubli nécessitait un véritable déploiement d'énergie, de moyens et d'innovations technologiques, le numérique a introduit une rupture, voire une inversion de ce processus : les systèmes de communication, de production, d'inscription et de partage via les réseaux ou les supports numériques ont engendré une traçabilité automatique, condition de nos activités et donc préalable à toute véritable intention de "faire trace".

    Par exemple, le simple fait de consulter un site internet laisse une trace numérique bien que nous ne soyons alors pas dans une démarche "d'expression". De plus, ces traces sont produites en grande quantité par l'intermédiaire de processus invisibles ou difficilement compréhensibles qui échappent au contrôle de celui qui les laisse.

    Il y aurait donc aujourd'hui une inversion dans l'équilibre entre mémoire et oubli ?

    Oui, car au sein de cet environnement numérique, l'ensemble des efforts, des savoir-faire, des technologies et des politiques doivent désormais être employés non plus pour mémoriser, mais pour réguler l'oubli.

    Si la société a d'abord fantasmé une sorte de "mémoire intégrale" permettant de garder trace d'à peu près tout systématiquement, elle a renoncé pendant une vingtaine d'années à intégrer dans ces processus la question de l'oubli comme devant relever d'une régulation nourrie de débats et de décisions politiques. Comme on pouvait s'y attendre, cette question est revenue très fortement depuis quelques années car cette "mémoire intégrale"et sa perte de contrôle ont finalement produit de l'anxiété et du désarrois.

    Il faudrait donc repenser l'oubli ?

    Tout à fait. Il ne faut plus le voir comme une sorte de bug ou comme une saturation des mémoires de stockage, mais bien comme l'un des mécanismes clés de la mémoire. Car il n'y a pas de mémoire sans une pensée de l'oubli.

    Il est donc impératif de repenser l'oubli collectivement afin de le réguler et de le structurer pour qu'il fasse sens. Cela implique des choix de la part de la collectivité sur ce qu'elle souhaite transmettre ou au contraire effacer. 

    Vous évoquez également le défi de développer et d'enseigner une "intelligence des traces" ?

    Ce que j'appelle l'intelligence des traces vise dans un premier temps à éduquer tous les usagers numériques à l'ensemble de ces processus de traçabilité, qui peuvent être très complexes.

    Une fois ces mécanismes compris, je considère qu'il est possible de reprendre la main au moins sur la couche de traçabilité qui nous revient afin de l'assumer, la maîtriser et l'orchestrer individuellement et collectivement. Et ce malgré le fatalisme ambiant, néfaste, considérant que nul n'échappe à la surveillance à moins de se couper totalement des réseaux.

    Cette reprise en main que je préconise passe par un véritable apprentissage de ce que représente l'acte de publier et ses protocoles.

    Et dans un second temps ?

    On observe aujourd'hui deux types de phénomènes : une course effrénée aux scores ou à l'image de soi (quantified-self), et son opposé qui est l'illusion de pouvoir protéger et nettoyer ses traces à tout instant. 

    Je préconise de mon côté une troisième voie, celle du bon sens, visant à produire des traces intelligemment. Par exemple, en choisissant bien les lieux dans lesquels les déposer, en essayant d'orchestrer soi-même sa mémoire, en faisant un peu de veille sur soi-même, etc. Et surtout en remettant les traces dans des logiques contextuelles, ce qui suppose évidemment de lutter contre les acteurs cherchant au contraire à les interpréter hors contexte. Selon moi, c'est là que se trouve le danger. 

    Les médiations culturelles ont-elles un rôle à jouer ?

    Absolument, et notamment au niveau de la formation ou de l'accompagnement des usagers. Par exemple, les bibliothèques pourraient créer des espaces de mémoire partagée, non seulement en diffusant des ressources et des contenus, mais aussi en proposant à leurs usagers la possibilité de déposer certaines de leurs traces (de leurs lectures, de leurs activités, etc.) et qui seraient protégées parce que publiées et conservées sous certaines conditions techniques et juridiques. C’est le sens de la charte Bib’lib, qui vise à affirmer le droit fondamental des citoyens à accéder et à partager l’information dans les bibliothèques. 

    Je crois à la construction - ou au maintien - de dépôts de traces collectives. Ces "dépôts de mémoire" n'échappent sans doute pas toujours aux captations de certains acteurs, mais ils créent des accès parallèles plus pérennes échappant aux logiques purement marchandes.

    Vous préconisez également une patrimonialisation du numérique. Qu'entendez-vous par là ?

    Lors des premières années de l'essor numérique, tous les grands détenteurs de ressources, de documents ou d'archives se sont mis à numériser à tout va, se lançant dans des processus considérables et coûteux. Cette première étape, qui fut la grande affaire des années 90 à 2000, est, sinon terminée, du moins largement engagée. 

    La question qui va devoir aujourd'hui s'imposer n'est plus la numérisation, mais ce que j'appelle la patrimonialisation du numérique, c'est-à-dire la nécessité de penser le numérique dans le "temps long", ce qui n'a pas du tout été fait au départ. En se posant par exemple la question de la pérennité de ces archives numériques, non seulement en terme de conservation, mais sous le filtre d'une histoire du numérique. 

    Quelles forme cela peut-il prendre ?

    L'archivage du web, sur lequel j'ai beaucoup travaillé, en est une. Le web est constamment représenté dans une sorte de présent perpétuel, au point qu'il est très difficile d'imaginer pouvoir y accéder en différé ou à retardement. Placer le web dans ce fameux "temps long", comme un environnement qui serait lui-même à archiver, est un vrai défi épistémologique et cognitif. 

    Cela pourrait alors permettre la référence à des ressources bibliographiques, comme le font déjà aujourd'hui les chercheurs et les étudiants avec les ressources physiques. Se référer à des sources devant être datées, authentifiées et vérifiables n'est presque plus possible avec des ressources en ligne. Car non seulement les URL sont instables, mais les contenus derrière les URL le sont également. 

    Beaucoup pensent que le web s'archive tout seul ou constitue à lui seul une archive. Dans notre esprit à tous, il devient une sorte de dépôt, pour ne pas dire de dépotoir, dans lequel on peut aller chercher tout ce qu'on veut n'importe quand. Mais en réalité, le web est l'environnement le plus instable qui soit.

    Quelle serait la solution ?

    En mettant par exemple en place un archivage institutionnel du web, un dépôt légal, permettant l'établissement d'une véritable source scientifique à des fins de citabilité. On peut bien sûr imaginer d'autres formes de patrimonialisation qui ne soient pas forcément institutionnelles. Par exemple, celles émanant déjà de certaines communautés, d'associations, de fans ou d'acteurs culturels qui ont pris spontanément en main la conservation, avec les moyens du bord, de mémoires d'usages ou d'usagers. 

    Dès lors que ce genre d'initiatives s'organisent et recherchent leur propre pérennité, je pense que l'on peut parler d'une patrimonialisation du numérique, surtout si elles reposent sur une communauté et une culture entretenue du collaboratif.  

    Une philosophie assez proche de celle des biens communs numériques et de la connaissance ?

    Tout à fait. La question des communs n'est pas récente, mais je l'ai rencontrée en travaillant sur les questions de mémoire et elle m'a très vite intéressée, surtout dans l'environnement numérique. Elle fait également partie selon moi de l'intelligence des traces dont je parlais car elle permet de sortir de la seule approche individuelle de la traçabilité. 

    Je trouve que la vision individualiste de ces questions de mémoire, de trace et de confidentialité est trop dominante, en ramenant notamment constamment la problématique à la protection de la vie privée. Je milite pour une réintroduction des logiques collectives, et donc politiques, et la question des communs me semble être l'un des contrepoints les plus intéressants et stimulants à la privatisation de l'espace public dans l'environnement numérique.

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