Denis Peschanski est historien et directeur de recherche au CNRS. Il codirige avec le neuropsychologue Francis Eustache le programme "13-Novembre" qui vise à recueillir les témoignages de 1 000 personnes touchées de près ou de loin par les attentats du 13 novembre 2015.
Quel est l'objectif du programme "13-Novembre" ?
L'objectif est simple : comprendre comment se construit et évolue au fil des années une mémoire d'un événement traumatique. Il s'agit bien, au demeurant, de comprendre comment interagissent mémoire individuelle et mémoire collective.
Cet événement a d'abord été traumatique pour les individus, mais il l'a été aussi pour la société. Les attentats du 13 novembre sont considérés comme un "événement-monde" car leur impact va bien au-delà de nos frontières. Encore aujourd'hui, aux Etats-Unis, la campagne électorale revient régulièrement sur la prise d'otages au Bataclan notamment par la voix de Donald Trump. Cet événement a très fortement secoué tout le monde occidental.
Quelques jours après le 13 novembre, le président du CNRS Alain Fuchs avait lancé un appel à la communauté scientifique pour réfléchir à ces attentats. Des travaux existaient déjà sur les cas de radicalisation et de terrorisme. Nous avons souhaité apporter une autre dimension avec le programme "13-Novembre" qui est porté par le CNRS, l'Inserm et Hésam Université.
J'ajoute que ce programme bénéficie d'une double direction. Avec l'historien de la deuxième Guerre mondiale que je suis, également intéressé aux nouvelles façons d'approcher les recherches sur la mémoire, se trouve un neuropsychologue, spécialiste de la mémoire humaine, Francis Eustache.
Combien de personnes seront-elles interrogées et sous quelle forme ?
Le programme "13-Novembre" va nous permettre d'interroger 1 000 personnes maintenant, dans deux ans, dans cinq ans et dans dix ans. Ces 1 000 personnes ont été regroupées en quatre cercles :
- Le premier cercle concerne les personnes directement exposées aux attentats : les survivants, les proches, les policiers, les pompiers, les magistrats...
- Le cercle 2 est formé par les habitants qui vivent ou travaillent à proximité des attentats, mais n'ont pas été exposées directement ce jour-là (10e, 11e arrondissements principalement et la limite du 12e arrondissement de Paris auxquels s'ajoute Saint-Denis).
- Le cercle 3 se rapporte au reste de la métropole parisienne.
- Quant au cercle 4, il rassemble des personnes vivant dans des villes de province notamment Caen et Metz où les captations ont été réalisées par l'ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense).
A Paris, ces témoignages sont enregistrés par l'Ina dans trois studios où la sécurité des enregistrements est garantie car nous souhaitons protéger les témoins, leur liberté de parole et leur droit à l'image. Je peux déjà vous dire que ces entretiens sont plus longs que ce que nous pensions et ils sont d'une force exceptionnelle.
Comment avez-vous contacté les témoins et quel accueil ont-ils réservé à votre projet ?
Dans un premier temps, nous avons fait des démarches auprès des témoins puis un effet "boule de neige" a permis de toucher un nombre plus important de volontaires.
Nous avons reçu un accueil extrêmement positif des victimes (cercle 1), mais plus de réserve de la part des autres cercles où l'on pense n'avoir "rien à dire". Mais pour les chercheurs, ce "rien à dire" est également intéressant ! Nous bénéficions aussi d'un appui extrêmement fort des associations de victimes qui soutiennent notre opération, ce qui nous a beaucoup touchés.
Ces témoins peuvent-ils répondre de façon anonyme par floutage de leur visage ou par ombre chinoise par exemple ?
En général, ils ne le demandent pas. Ils ont l'assurance que leurs témoignages seront utilisés pour la recherche historique, scientifique et pédagogique. S'ils le souhaitent, on le fait, bien sûr.
Pourquoi avoir choisi la vidéo plutôt que le papier ?
D'expérience, la vidéo est tout à fait différente de la réponse à un questionnaire écrit. Elle permet de travailler sur l'émotion, mais surtout les personnes répondent bien plus longuement aux questions ouvertes, celles qui n'appellent pas une réponse par oui ou par non.
Lors des entretiens avec les témoins, disposez-vous d'un questionnaire que vous respectez scrupuleusement ou vous laissez-vous une marge de liberté ?
C'est une question très intéressante. Nous avons élaboré un guide d'entretien à l'usage des enquêteurs qui interrogent les témoins ainsi qu'un manuel destiné aux médiateurs qui "recrutent" les volontaires.
Tous ces documents ont été conçus collectivement dans un esprit transdisciplinaire entre historiens, sociologues, neuroscientifiques et psychopathologues. Toutes ces disciplines ont travaillé collectivement sur l'objet de la mémoire traumatique et toutes sont convoquées pour construire un objet en commun : telle est la définition de la transdisciplinarité. Le guide d'entretien combine du directif et du non-directif.
Existe-t-il des projets de la même ampleur dans le monde ?
Non. Ce programme est unique tant par son corpus de 1 000 personnes interrogées que par son suivi au rythme de quatre vagues d'entretiens en dix ans. Il est également unique car il passe par la vidéo et il privilégie une approche transdisciplinaire.
Ce recueil d'archives orales sera-t-il suivi d'autres opérations ?
Oui. Parmi les 1 000 personnes interrogées, 180 volontaires se rendent au centre Cycéron à Caen pour une expérimentation en IRM (imagerie par résonance magnétique) selon des protocoles établis par le professeur Francis Eustache et son équipe. 120 personnes seront issues du cercle 1 et 60 sont originaires de la région de Caen.
Je précise que ce protocole n'est absolument pas fondé sur des images intrusives ou violentes soumises aux volontaires. Nous ne leur diffuserons pas d'images de la prise d'otages du Bataclan ou des terrasses mitraillées. Grâce à cette expérimentation nous pourrons mieux comprendre comment fonctionne le syndrome post-traumatique.
Il faut savoir qu'en outre, nous soutenons fortement une enquête de santé publique menée par Santé publique France sur l'impact après sept mois du syndrome post-traumatique et autres pathologies associées, mais aussi sur la prise en charge effective.
Je constate une mobilisation à une échelle que je n'ai jamais rencontrée jusqu'ici dans ma déjà longue vie de chercheur ; et Francis Eustache fait la même constatation. Je n'ai jamais vu un tel engagement auparavant. Nous avons reçu le soutien des collectivités territoriales et celui d'une vingtaine de partenaires institutionnels comme les Archives nationales et les Archives de France. Ce soutien est très important pour nous. En tant qu'historien, j'ai l'habitude de travailler avec des archivistes et je note que plusieurs services d'archives ont déjà procédé à des collectes de traces mémorielles laissées sur les lieux des attentats. Nous envisageons d'ailleurs la possibilité d'organiser une exposition itinérante.
L'écrivain et ancien ambassadeur Jean-Christophe Ruffin déplore le "catastrophisme insensé" et "l'hyper réaction" de la France face à ces attentats. Qu'en pensez-vous ?
Ces attentats ont eu un écho considérable car ils ont ciblé la jeunesse et à travers elle les valeurs qui sont comme l'ADN de la France. Déjà au mois de janvier 2015, des attentats avaient ciblé des journalistes, des Juifs et des policiers. Le 13 novembre a visé le pays dans son ensemble.
On pourrait dire les mêmes choses des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis : chacun de vos lecteurs se souvient de ce qu'il faisait ce jour-là... C'est un exemple type de mémoire flash, la "flashbulb memory" qui, portée par l'émotion, laisse une trace très longtemps alors que la mémoire précise des événements est rapidement plus sélective.
Qui pourra accéder à ces témoignages et quand ?
Auront accès à ces témoignages les chercheurs associés au programme "13-Novembre" ainsi que d'autres chercheurs habilités à consulter ces archives. Certains passages pourront être diffusés pour des raisons pédagogiques par exemple, mais toute utilisation ou diffusion devra se faire avec l'autorisation du témoin. Et nous ne remettrons aucune copie des enregistrements aux témoins afin de ne pas modifier leur perception au cours des entretiens qui auront lieu dans les années à venir.
Et dans 12 ans, le public pourra consulter ces enregistrements en se rendant dans les sites physiques de l'Ina et de l'ECPAD ou dans les bibliothèques partenaires de l'Institut national de l'audiovisuel.