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Guénaëlle Gault : "Il faut repenser fondamentalement notre relation à l’information et à la technologie au travail"

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    Dans un monde où l'information est omniprésente et instantanée, notre capacité à la traiter et à y faire face est mise à rude épreuve. La fatigue informationnelle s'invite désormais dans le monde du travail (Guénaëlle Gault).
  • Guénaëlle Gault est directrice générale du cabinet L’ObSoCo. Elle est également coauteure avec Sébastien Boulonne et David Médioni de l’enquête "La fatigue informationnelle : une nouvelle forme de pénibilité au travail", réalisée par L’ObSoCo en collaboration avec la Fondation Jean Jaurès et Arte.

    archimag_382_hd_couv_20250228_page-0001_1.jpgenlightenedCET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°382 - Les éditeurs face à l’IA : comment vos outils se réinventent

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    La fatigue informationnelle est devenue un thème récurrent depuis plusieurs années. Quelle définition en donnez-vous ?

    Nous nous sommes référés au travail réalisé par Edgar Morin sur le nuage informationnel. Il y a deux ans, nous avions enquêté sur la fatigue informationnelle générée par les médias, qui se caractérise par un flux continu d’informations et par l’incapacité à hiérarchiser cette information. Notre étude s’était alors appuyée sur un ensemble de questions relatives à la façon dont cette fatigue informationnelle est ressentie par le public.

    Deux ans plus tard, nous avons répliqué le même type de questionnement sur le cas spécifique de la fatigue informationnelle au travail (FIT). Celle-ci se traduit, par exemple, par le sentiment de devoir rester disponible en permanence pour être en mesure de répondre aux sollicitations et de passer beaucoup de temps à trier l’information.

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    Quels sont les symptômes de cette FIT ?

    Certaines personnes éprouvent du stress et se sentent débordées par un flux ininterrompu de notifications. Elles rencontrent des problèmes pour se concentrer et, à chaque fois qu’elles sont sollicitées, pour se reconcentrer ensuite. La combinaison de ces phénomènes débouche pour les actifs sur des difficultés à prendre des décisions et impacte négativement leur qualité de vie au travail et leur vie personnelle.

    L’analyse de ces indicateurs de la fatigue informationnelle au travail nous a permis de dresser un constat : 26 % des actifs français souffrent de cette fatigue, dont 13 % qui se disent « très fatigués » au point, pour certains d’entre eux, de faire un burn-out professionnel.

    Quels sont les effets de cette fatigue informationnelle sur la qualité de travail des salariés ?

    La FIT a en effet des conséquences organisationnelles, comme le montre l’exemple du courrier électronique : environ un e-mail sur deux ne concerne pas la personne qui le reçoit. Résultat : 29 % des actifs déclarent avoir déjà raté un e-mail important à cause du trop grand nombre de messages qu’ils reçoivent. Cela finit par créer des doutes et du flou sur la nature du travail ainsi que sur la stratégie de l’entreprise et finit par avoir un impact économique. D’autant plus que les cadres sont très exposés à la FIT.

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    Quelles sont les professions les plus exposées à cette fatigue informationnelle au travail ?

    Cette FIT est directement liée à la montée en puissance de la numérisation du monde du travail, en particulier la multiplication des outils numériques mis à la disposition des salariés. Les cadres et les professions intellectuelles figurent parmi les professions les plus exposées à la fatigue informationnelle au travail. Lorsque notre étude recense 26 % d’actifs qui se disent fatigués, c’est en revanche près de la moitié (42 %) des cadres et des professions intellectuelles.

    Vous avez réalisé une typologie des profils en entreprise qui font face à la surinformation. Quels sont-ils ?

    Les connectés solidaires (10 % des actifs) sont des urbains très diplômés, souvent cadres supérieurs et managers, avec des revenus élevés. Ils utilisent intensivement les outils numériques au quotidien, ce qui les expose à un épuisement lié à la surcharge informationnelle. Pourtant, malgré cette pression, leur qualité de vie au travail reste globalement satisfaisante.

    Les connectés solitaires (16 % des actifs) ressemblent aux connectés solidaires et présentent un haut niveau de FIT. En revanche, ils apparaissent solitaires, car ils ne se sentent pas soutenus et peu entourés par leur hiérarchie face à cette nouvelle forme de pénibilité. En conséquence, et bien qu’ils soient en début de carrière, ils présentent déjà des formes d’essoufflement dans leur motivation.

    Les sereins (12 % des actifs) sont très satisfaits de leur qualité de vie au travail et ressentent peu de fatigue informationnelle malgré l’usage d’outils numériques. Ils exercent rarement des fonctions de management et parviennent à maintenir un équilibre positif dans leur vie professionnelle.

    Les invisibles (25 % des actifs) souffrent d’une très mauvaise qualité de vie au travail. Ils sont peu soumis à la fatigue informationnelle, et pour cause : ce sont les actifs qui utilisent le moins d’outils numériques. Leur qualité de vie dégradée résulte principalement d’un manque de considération ressenti. Ils ne se sentent ni valorisés ni écoutés dans leur travail. De plus, ils ont peu confiance en leur hiérarchie, ce qui renforce leur sentiment d’isolement et de frustration au travail.

    Quant aux vigilants (37 % des actifs), ils présentent une qualité de vie au travail satisfaisante et sont peu soumis à la fatigue informationnelle. Ils estiment toutefois que leur travail et leurs missions se dégradent, ce qui pourrait affecter leur confiance et leur engagement à long terme. Ceux qui appartiennent à ce groupe nécessitent une attention accrue face au risque de basculer soit chez les connectés solitaires, si leurs usages des TIC venaient à s’intensifier, soit du côté des invisibles, si leurs hiérarchies ne prenaient pas la mesure de leurs angoisses à l’égard de leur avenir professionnel.

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    En quoi la fatigue informationnelle au travail se distingue-t-elle de la fatigue informationnelle générée par les médias ?

    La frontière entre ces deux fatigues est assez floue du fait des outils numériques, qui sont utilisés à la fois dans le cadre professionnel et dans le cadre privé : courrier électronique, SMS, réseaux sociaux… Près de la moitié des actifs répondent à des sollicitations professionnelles alors qu’ils sont en congé.

    Est-ce pour cela que vous évoquez la "laisse électronique" ?

    En effet, nous restons attachés à notre travail et à notre portable comme un animal reste attaché à sa laisse. Cette comparaison permet de corroborer le phénomène que je décrivais précédemment : le sentiment de subir et devoir rester disponibles en permanence. Nous subissons plutôt que nous contrôlons.

    La tendance est-elle à l’accroissement de la fatigue informationnelle au travail ?

    Cette étude est la première que l’ObSoCo consacre à ce thème spécifique de la FIT. Nous la reconduirons pour apporter des précisions sur ce phénomène. Mais il semble bien que la tendance est à l’accroissement, car les outils numériques se sont rapidement imposés dans la vie quotidienne des actifs.

    Avant d’intituler notre étude « une nouvelle forme de pénibilité au travail », nous nous sommes interrogés sur sa pertinence lorsque l’on pense à la dureté et à l’usure physique de certains métiers manuels. Mais, vu l’ampleur des chiffres de cette étude, nous avons pensé que nous pouvions poser le mot de pénibilité.

    L’intelligence artificielle est-elle un facteur aggravant ou pas de la fatigue informationnelle au travail ?

    Nous n’avons pas introduit le thème de l’intelligence artificielle (IA) dans notre étude, mais nous allons très probablement le faire à l’avenir pour savoir si l’IA va aggraver ou soulager la FIT. Ce sont de nouveaux outils qui arrivent de façon erratique dans le monde du travail. Les actifs sont dans une forme de tâtonnement qui les renvoie à eux-mêmes : seront-ils capables de les utiliser ? Sont-ils menacés par l’IA ? Il y aura beaucoup à découvrir.

    Vous plaidez pour un équilibre numérique à trouver en milieu professionnel. Quelle forme cet équilibre peut-il prendre ?

    Nous devons nous poser la question des bons outils et des bons usages : une messagerie instantanée telle que Slack est-elle vraiment nécessaire pour tous ? La visioconférence est-elle toujours appropriée ? À quel rythme les réunions doivent-elles être organisées ? Et combien de temps doivent-elles durer ? Tout indique qu’il conviendrait de repenser fondamentalement notre relation à l’information et à la technologie au travail. Réfléchir non seulement à la gestion, mais à une écologie de l’information en entreprise.

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