François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés à la guerre de l'information, dont « La désinformation - Les armes du faux » (Armand Colin, 2016).
La désinformation est un sujet très polémique qui donne lieu à de nombreuses définitions. Quelle est la vôtre ?
La désinformation est la fabrication délibérée d'un faux dans un but stratégique et relié à une volonté d'agir sur l'opinion publique pour affaiblir un camp. Je précise que ce camp peut être un pays ou une entreprise. La désinformation comporte donc un élément d'intentionnalité et de stratégie. En revanche, certaines personnes parlent parfois de désinformation pour dénoncer une information qui ne correspond pas à leurs croyances ou à leurs convictions.
Si l’on admet votre définition, quels sont les cas de désinformation les plus remarquables de ces 50 dernières années ?
Il y en a beaucoup ! Le terme désinformation est apparu pour la première fois en Union soviétique en 1953. On peut citer du côté soviétique la création de mouvements néo-nazis, la production de fausses lettres du président américain Ronald Reagan, la rumeur de fausses armes secrètes... Aujourd'hui, cela fait sourire et paraît bien romanesque. Pendant longtemps, la lutte contre la désinformation avait un côté anticommuniste. Mais, de leur côté, les pays occidentaux faisaient très fort également en imputant aux dirigeants roumain et serbe Nicoale Ceausescu et Slobodan Milosevic des crimes ou des intentions imaginaires. Ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas commis de crime. Souvenez-vous par exemple du faux charnier et des faux cadavres torturés en Roumanie en 1989. Nous sommes ici dans le champ géopolitique entre monde communiste et pays occidentaux : il s'agissait alors de diaboliser l'autre et de lui attribuer des crimes pour mobiliser l'opinion internationale contre lui.
Quelles sont ces techniques de désinformation ?
Ces techniques consistent à attribuer à un adversaire soit un crime, soit des intentions diaboliques, soit des dangers imaginaires. Elles permettent de créer des dissensions et de découpler l'adversaire de ses soutiens avec un objectif : l'affaiblir.
De nombreux sites prétendent traquer la désinformation dans les médias et se réclament de la lutte citoyenne. Mais on remarque qu’ils sont souvent très marqués idéologiquement. Au fond, traquent-ils vraiment la désinformation ?
Au temps de la guerre froide, la désinformation était un choc frontal entre deux adversaires. Aujourd'hui, tout le monde accuse tout le monde de mentir. Proche de l'extrême gauche, Acrimed dénonce l'information comme un système produit par le capital pour défendre ses intérêts. De l'autre côté de l'échiquier politique, d'autres associations reprochent aux médias de sous-estimer, par exemple, les violences sexuelles de Cologne et d'anesthésier les masses en diffusant une vision rassurante de la réalité. Ce qui est intéressant, c'est de retrouver des discours similaires anti-système et anti-oligarchie. Mais ces discours ne sont pas nouveaux. Ce qui est nouveau c'est qu'ils ont plus de facilité à se répandre dans l'opinion publique grâce aux réseaux sociaux.
De son côté, le gouvernement réagit à son tour en lançant des programmes destinés à lutter contre les thèses conspirationnistes sur le web. Ce faisant, il explique qu'il s'agit là de critiques populistes, délirantes, paranoïaques et complotistes. Et qualifie de complotiste toutes les pensées critiques.
Comment expliquer le succès des thèses conspirationnistes après les attentats du 11 septembre 2001 ou après l’attentat contre Charlie Hebdo ?
Nous assistons en effet à un développement incroyable des théories alternatives ou conspirationnistes notamment chez les jeunes par le biais des réseaux sociaux. Première raison : les Français sont hyper méfiants comme en témoignent les études sur la défiance envers les médias et le pessimisme dans notre pays. Il y a ensuite un phénomène générationnel dans lequel les jeunes se méfient de tous les discours officiels. Par ailleurs, les théories du complot sont gratifiantes, car celui qui les adopte passe pour plus intelligent, mieux informé et plus critique.
Ce qui est terrible avec les théories du complot, c'est qu'elles commencent bien ! Elles ont en effet le souci de vérifier et croiser les informations et de ne pas prendre pour argent comptant tout ce qui se dit. Mais elles finissent mal quand elles se mettent à délirer et à inventer des faits imaginaires impossibles à prouver pour expliquer les malheurs du monde. On assiste alors à une erreur d'ordre quasi philosophique quand on croit que la volonté humaine est toute-puissante et que toutes les conspirations réussissent. Clausewitz évoquait le « brouillard » et la « friction » : il se glisse toujours du hasard entre le dessein et la réalisation. Malgré cela, les thèses complotistes sont toujours très satisfaisantes pour ceux qui les adoptent, car elles donnent l'impression d'avoir trouvé la clé du monde. Il s'agit là d'un mécanisme psychologique qui peut amener des adolescents à les adopter. Le tout s'inscrivant dans un manque de confiance dans l'avenir.
Mais les adolescents ne sont pas les seuls à s'exprimer sur les réseaux sociaux. Nous sommes nombreux à les utiliser et l'on peut se demander si nous ne sommes pas nous-mêmes des agents de la désinformation à notre insu.
Absolument, et cela m'est arrivé en reprenant une photo de combattants du Hamas alors qu'il s'agissait de combattants du Hezbollah. Il m'arrive de retwitter des messages sans appliquer les règles de la méthode scientifique que j'appliquerai dans une thèse universitaire. Ce phénomène s'explique par le facteur vitesse, car l'information circule très vite. Si vous êtes le premier à donner une information importante, alors vous vous élevez dans la hiérarchie. Nous sommes tous tentés non pas de mentir délibérément, mais de relayer une information sans la vérifier.
Quel rôle la désinformation joue-t-elle dans le domaine de l’intelligence économique ?
Les entreprises attachent aujourd'hui une grande importance à leur image : « entreprise citoyenne », entreprise écoresponsable, e-réputation... Mais cela ouvre des fenêtres de vulnérabilité. Il est très facile d'instiller le doute sur la dangerosité d'un produit et l'on assiste à une industrie du doute : faux rapports scientifiques, lancement de rumeurs... Mais ces cas de désinformation émanent souvent d'officines qui produisent de fausses informations scientifiques pour, par exemple, dénigrer un constructeur aéronautique dont les ailes se détacheraient du reste de l'avion... Tout cela n'est pas joli-joli, mais on se trouve en présence d'une forme de lutte économique où l'on ne se bat pas contre un adversaire idéologique, mais contre un concurrent.
Le numérique a-t-il permis de démocratiser la désinformation ?
Oui et pour de multiples raisons. D'abord, il est beaucoup plus facile de désinformer, car tout le monde ou presque peut truquer une photographie ou décontextualiser une citation ou une information. Ensuite, le numérique est un moteur multitemps. Jadis, un article devait être approuvé par un rédacteur en chef et une hiérarchie avant d'être mis à disposition du public. Aujourd'hui A peut inventer une information qui sera reprise par B et C et « enrichie » par D et E...
Y a-t-il- des métiers, comme les veilleurs ou les documentalistes, qui peuvent déjouer les pièges de la désinformation ?
En Grande-Bretagne, la BBC vérifie et recoupe ses informations avant de les diffuser, notamment dans le domaine de la photographie. Les professionnels de l'information doivent mettre en place des procédures de vérification : examen attentif de la lumière de la photographie, examen des métadonnées du document... Certains médias ont créé des cellules de vérification de l'information : l'intention est excellente, à condition de ne pas seulement renvoyer vers les chiffres officiels. Malheureusement, nous sommes tous confrontés à un même problème : le manque de temps.
Repères
Retrouver François-Bernard Huyghe sur internet et sur twitter (@HuygheFB).