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Édouard Boulon-Cluzel contemple l’épais manuscrit posé devant lui. Ce « trésor mémoriel » de 1 100 pages (3 millions de signes) baptisé « Mémoires de confinement », c’est un peu son bébé, bien qu’il renferme plus de 150 témoignages.
Quand l’historienne Sylvie LeClech, inspectrice générale des patrimoines, lui suggère, dès le début du premier confinement, de recueillir les écrits des Français, l’ancien éditeur n’hésite pas un instant. Il pourra ainsi expérimenter le projet qu’il porte depuis plusieurs mois : la plateforme Aqlo de valorisation des mémoires individuelles, encore en préparation.
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“Reverrai-je un jour mes petits-enfants ?”
« Les réseaux sociaux et le relais des médias ont donné de l’ampleur à l’opération et les récits ont afflué des quatre coins de la France », explique le jeune entrepreneur.
On trouve presque autant d’hommes que de femmes chez ces écrivains confinés de toutes origines sociales et âgés de 14 à 94 ans.
« De nombreuses formes de témoignages ont été proposées », poursuit Édouard Boulon-Cluzel, « du simple “Reverrai-je un jour mes petits-enfants ?” lancé comme un appel au secours, au “Roman (dystopique) du confinement”, en passant par le haïku japonais ».
Ceux qui l’ont le plus marqué ? Le témoignage d’une réfugiée afghane qui compare sa vie d’avant avec les restrictions imposées dans son pays d’accueil… Ou encore celui, plus drôle, d’une mère célibataire confrontée à son fils adolescent, peu enclin à la cohabitation.
Comme annoncé dès l’appel à témoignages, le manuscrit a été déposé en septembre à l’Association pour le patrimoine autobiographique (APA) et rejoindra la plateforme Aqlo lors de son lancement.
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Archiver le confinement « ad vitam æternam »
Cette initiative est loin d’être isolée. Le 18 mars 2020, les archives municipales de Beaune et les archives départementales des Vosges lançaient sans se concerter un appel similaire sur les réseaux sociaux, incitant leurs publics à témoigner pour constituer les archives de demain.
Nous vivons un épisode exceptionnel, qui est déjà l'Histoire. Participez à la collecte #memoiredeconfinement ! Envoyez par mél à vosges-archives@vosges.fr vos témoignages, récits, photos (pdf et jpg 200ko max) ou vidéos (20 Mo), nous les conserverons pour l'éternité ! pic.twitter.com/ebAeg2VjDF
— Archives des Vosges (@archivesvosges) March 18, 2020
Dans les jours qui suivent, plusieurs dizaines de services d’archives s’embarquent à leur tour dans l’aventure.
« Nous avons d’abord été frappés de stupeur », se souvient François Petrazoller, directeur des archives des Vosges ; « confronté à la fermeture au public du service et à l’absence du personnel, resté chez lui, je me suis dit que nous devions continuer à communiquer ».
Le directeur pense alors aux témoignages des Cahiers citoyens.
« Spontanés, jusque-là absents des archives publiques et privées, ils avaient éveillé mon intérêt », explique-t-il ; « objectifs ou non, ils représentent le quotidien des gens ».
La proposition des archives des Vosges est engageante : aucune sélection ne sera opérée parmi les messages qui seront tous conservés pour l’histoire « ad vitam æternam ». Un formulaire pour accuser réception du don et régler les questions de communicabilité des témoignages est créé.
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Valoriser les témoignages
Au total, 210 témoignages par mail et 2 manuscrits papier ont été collectés, provenant d’une soixantaine de contributeurs vosgiens — les autres ayant été réorientés vers leur département de résidence.
« Nous étions loin d’imaginer que nous aurions autant de contributeurs », poursuit François Petrazoller ; « surtout, nous avons réussi à toucher des gens qui ne constituent pas notre public habituel. Des ruraux, éloignés du numérique, des ouvriers, des mères célibataires… C’était ce que j’espérais secrètement ».
La collecte étant toujours ouverte, réfléchir à un projet de valorisation n’est pas encore à l’ordre du jour.
« Bien sûr, ces témoignages pourraient intéresser les chercheurs », confie le directeur des archives ; « et, dans l’idéal, j’adorerais qu’un reportage relatant le quotidien des Vosgiens durant cette période puisse être réalisé ».
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Archives orales : la mémoire des entreprises au temps du Covid-19
La sidération face au confinement s’est également abattue sur l’agence d’ingénierie patrimoniale Perles d’Histoire.
« Malgré le contexte, nous voulions continuer à travailler », se souvient Arnaud Le Clere, son directeur général ; « surtout, nous nous sommes demandé comment être utiles ».
L’idée d’organiser une collecte d’archives orales auprès d’une quarantaine de chefs d’entreprises françaises germe rapidement. Ce projet donne naissance à un partenariat inédit entre Perles d’Histoire, les Archives nationales du monde du travail (ANMT) de Roubaix pour le volet conservation et pérennisation de la collecte, l’Observatoire B2V des Mémoires et KPMG France pour l’aspect financier et l’ESCP Business School pour l’angle pédagogique. L’équipe obtient également le conseil scientifique de l’historienne Florence Descamps, spécialiste des archives orales.
Les entretiens de 30 à 40 minutes se sont déroulés entre novembre et janvier dernier, certains en « visio » et la majorité en présentiel. Les 45 grandes entreprises choisies (LVMH, La Poste, Total, Renault, Michelin, le groupe Les Échos, etc.), implantées dans différentes régions, n’ont pas toutes vécu le confinement de la même façon. Le témoignage de leurs dirigeants, enthousiastes pour le partager, en atteste.
« La plupart d’entre eux ont accepté qu’il soit publié dès que possible », se réjouit Arnaud Le Clere ; « ils souhaitent ainsi permettre à d’autres d’en tirer d’éventuels enseignements ».
Le temps que Perles d’Histoire réalise les fiches chronothématiques pour les chercheurs, les premiers témoignages seront publiés sur le site des ANMT dès la fin mars.
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Archiver le confinement sur le web : 12 téraoctets de mémoire collective
De son côté, le département du dépôt légal numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), en charge de l’archivage du web français, a l’habitude de réaliser des collectes ciblées en prise avec l’actualité (par exemple, l’incendie de Notre-Dame, les « gilets jaunes » ou le mouvement #metoo) sur les sites web, les blogs, les forums et les médias sociaux.
Celle du Covid-19 débute dès janvier 2020 avec les premiers hashtags dénonçant sur Twitter la stigmatisation des personnes asiatiques. Le confinement du mois de mars confirme ensuite la nécessité de garder une trace de cette pandémie.
« La collecte Covid-19 couvre la période de janvier à juillet 2020 et s’intéresse à tous les aspects de la crise sanitaire », explique Vladimir Tybin, chef du service du dépôt légal numérique de la BNF ; « car ses impacts médicaux et scientifiques, sociaux, économiques, politiques, culturels et moraux se traduisent sur le web ».
Bien qu’assez classique sur le principe, cette collecte prend rapidement une ampleur inédite :
« Confinés eux aussi, les agents s’y sont attelés intensivement », poursuit Vladimir Tybin ; « et nous avons obtenu le renfort de 70 sélectionneurs issus d’autres services de la BNF et de 11 partenaires en région ».
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275 millions d’URL collectées
Cette collecte est également exemplaire en raison de sa dimension internationale, puisque la BNF a ainsi contribué au projet d’archivage « Novel coronavirus (Covid-19) » lancé par l’International internet preservation consortium (IIPC) et Internet Archives en février 2020.
Plus de 5 000 sources ont été sélectionnées lors de cette première collecte sur le Covid-19 (soit 275 millions d’URL collectées). Ce premier corpus a été circonscrit en vue du travail d’indexation.
« Ce n’est qu’une étape », précise le chef du service, « car nous préparons un second corpus, qui s’étend de juillet 2020 à mars 2021. Nous n’avons jamais cessé de collecter ». Confinés dans les serveurs de la BNF, ces 12 téraoctets de mémoire collective — dont 1 téraoctet de vidéos — attendent les chercheurs du futur.