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Emmanuelle Bermès : "il y a une émotion du numérique"

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    "La culture numérique reste dépréciée d'un point de vue intellectuel et émotionnel", affirme Emmanuelle Bermès. (Bruno Texier/Archimag)
  • Emmanuelle Bermès est conservatrice générale des bibliothèques et responsable pédagogique du master « Technologies numériques appliquées à l’histoire » à l’École nationale des chartes. Elle est également l’auteure de l’ouvrage « De l’écran à l’émotion. Quand le numérique devient patrimoine », paru en juin 2024 (École nationale des chartes — PSL).


    enlightenedCET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°377
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    Après une vingtaine d’années au contact du patrimoine et du numérique, comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?

    Ce livre est issu d’un travail que j’ai mené dans le cadre d’une thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2020. J’ai bénéficié du dispositif proposé par l’École nationale des chartes qui permet aux conservateurs de bibliothèque et du patrimoine de soutenir une thèse sur la base de leurs publications professionnelles antérieures. Ce « doctorat sur travaux » a donné naissance à ce livre, qui s’éloigne du formalisme universitaire et appartient plutôt à la catégorie des essais.

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    Vous dites que vous aviez envie d’écrire un essai, « quelque chose de personnel et vivant qui se lise comme un roman ». Est-ce parce que le numérique apparaît souvent froid et désincarné, comme le dit l’historien Pierre Nora ?

    Je fais partie d’une génération qui a eu assez tôt des outils numériques entre les mains, probablement l’une des premières à avoir des souvenirs d’enfance marqués par le numérique, mais je ne suis pas née avec ces outils. De fait, pour les personnes de mon âge, le numérique peut être associé à des émotions, en particulier la nostalgie. Cela marque probablement une rupture avec les générations antérieures, l’avenir le dira…

    Ayant travaillé toute ma vie sur le numérique sans pour autant avoir une personnalité particulièrement attirée par la technologie, j’ai l’impression de baigner dans cette culture numérique. Celle-ci reste pourtant assez dépréciée d’un point de vue intellectuel, mais aussi émotionnel. Je voulais donc rendre ce numérique attractif et montrer sa légitimité dans un contexte patrimonial. Avec ce livre, j’ai souhaité mettre en avant l’émotion liée au numérique et les interactions qui en sont le résultat. Il y a une émotion du numérique !

    Vous écrivez que « l’émergence de nouvelles technologies a toujours abouti à des croyances ambivalentes ». Quelles sont ces croyances ?

    Toute technologie émergente génère deux types de discours : d’abord un discours enthousiaste, qui présente la nouveauté comme une panacée permettant de résoudre tous les problèmes, mais dans le cas du numérique, ce type de discours ignore les risques liés à la fracture numérique. Il existe également un discours catastrophiste, qui diabolise la technologie et entretient une nostalgie d’un passé révolu qui n’a pas beaucoup de sens. On peut comparer cette situation avec l’époque de l’émergence de la photographie : certains ont estimé que son invention signait la fin de la peinture. Nous assistons à ces mêmes discours avec la révolution numérique. En réalité, une nouvelle technologie ne remplace pas les précédentes.

    Pour ma part, je milite en faveur de la compréhension de la technologie afin de l’utiliser au mieux. L’enjeu n’est pas la technologie en soi, mais les usages que nous en faisons. C’est particulièrement vrai aujourd’hui avec l’intelligence artificielle.

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    Le numérique englobe de nombreuses applications : déclarer ses impôts en ligne, utiliser un traitement de texte, écouter de la musique en ligne, se connecter à Gallica… Toutes ces actions font-elles un patrimoine ?

    Tout cela fait une culture. Les contours de la culture numérique ont été posés par des auteurs, comme le sociologue Dominique Cardon ou l’historien Milad Doueihi, qui constatent que tous les aspects de la vie dans les sociétés occidentales (en famille, entre amis, au travail…) sont impactés par le numérique. Nous pouvons donc parler de culture numérique, puisqu’elle transforme nos vies, ce qui pose une série de questions : cette culture génère-t-elle un patrimoine ? Comment peut-on patrimonialiser cette culture numérique ?

    Le processus de patrimonialisation du numérique obéit à quatre étapes, à commencer par la prise de conscience de la perte : nous savons que les documents numériques sont extrêmement volatiles en raison des supports qui se dégradent plus ou moins rapidement. La deuxième étape désigne les opérations de classification réalisées par les institutions patrimoniales et la troisième concerne l’obligation de conserver avec un enjeu de transmission aux futures générations. Quant à la quatrième étape, il s’agit d’assurer la restitution de ce patrimoine à sa communauté d’origine, notamment à travers la monstration ou l’exposition muséale.

    Vous rappelez le rôle joué par Catherine Lupovici, directrice du département numérique à la BnF entre 1998 et 2006, qui a milité pour la pérennisation des documents numériques. La France était-elle précurseure à cette époque ?

    Du point de vue des institutions patrimoniales, clairement oui. La France figure parmi les premiers pays à avoir investi dans la question de la pérennisation des documents numériques, notamment à travers la BnF. Catherine Lupovici était membre d’un groupe de normalisation dédié à la préservation numérique qui a édité la norme OAIS (Open Archival Information System) au côté du Comité consultatif pour les systèmes de données spatiales (CCSDS). Elle a également joué un rôle important dans la préservation des archives du web, avec la création d’un consortium international en partenariat avec un acteur privé précurseur de cette activité : la fondation américaine Internet Archive. Catherine Lupovici était visionnaire, car après avoir travaillé dans le privé et le public, elle avait compris très tôt les enjeux du patrimoine numérique.

    Vous évoquez les communs numériques. De quoi s’agit-il et en quoi sont-ils importants ?

    Les communs numériques sont des ressources créées par des communautés pour les mettre à disposition du plus grand nombre. Cela englobe les logiciels open sources, l’open data, Wikipédia… Une question reste posée : les données produites par les institutions appartiennent-elles aux communs numériques ? À l’origine non, car elles ne sont pas produites par des communautés, mais elles ont été assimilées aux communs numériques, car elles sont libres de droits et réutilisables.

    Il y a d’ailleurs une politique gouvernementale en faveur des communs numériques à travers la mise à disposition des jeux de données produits par l’État. Les communautés ont parfois été jusqu’à faire pression pour avoir le droit de réutiliser librement ces données.

    Lire aussi : Patrimoine : les nouvelles technologies pour augmenter la transmission du passé

    Impossible de parler de patrimoine et de numérique sans évoquer l’intelligence artificielle (IA). Que peut-elle apporter ?

    L’IA est dans la continuité des outils permettant d’automatiser le traitement et l’exploitation d’un certain nombre de documents. Ces outils ont été incroyablement perfectionnés en quelques années.

    Aujourd’hui, l’IA est en mesure d’extraire du texte à partir de n’importe quel type de document, de lire la toponymie sur une carte ancienne, de décrire une image… En termes d’analyse de document, l’IA a décuplé le potentiel des technologies avec des résultats de plus en plus satisfaisants. Reste à assurer la bonne gouvernance de toutes ces données…

    Votre activité professionnelle s’est déroulée au sein de maisons prestigieuses : BnF, centre Pompidou, et aujourd’hui l’École nationale des chartes. Que retenez-vous de ces expériences ?

    C’est une aventure menée dans une période extraordinaire où j’ai pu vivre de l’intérieur la transformation numérique de ces institutions patrimoniales. Ces postes m’ont également permis d’observer ces transformations à l’échelle internationale en étant membre de consortium et d’associations comme le W3C (World Wide Web Consortium, organisme de standardisation du web) ou l’Ifla.

    Aujourd’hui, je transmets tout cela à des jeunes qui seront amenés à travailler à leur tour sur des projets numériques dans les institutions patrimoniales.

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