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Le pitch
2055. Yves Mathon est archiviste au « Bureau des essentiels » qui conserve la mémoire numérique de l’humanité. Mais les capacités de stockage ont atteint leurs limites face à la production de contenus effrénée du monde.
Chargé de faire de la place et de supprimer les fichiers les moins consultés, dont des chefs-d’œuvre du cinéma, Yves s’interroge : quel patrimoine transmettrons-nous aux générations futures ?
Il décide alors d’entrer en résistance en sauvegardant clandestinement ces « éliminations » dans son robot domestique, qui porte son enfant à naître.
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Comment l’idée de « Préférence système » est-elle née ?
Ce livre est parti du constat que nous créons de plus en plus de contenus, et j’y participe activement, d’ailleurs. Mais est-il possible de tout stocker ? La création de contenants suivra-t-elle le rythme de tous ces contenus produits ? J’en suis venu à m’interroger : que gardons-nous et pourquoi le gardons-nous ?
Je me suis alors renseigné sur les archives, les modalités de conservation et la législation. D’autres sujets annexes m’ont aussi questionné : pourquoi une chose est-elle juste à un moment dans l’histoire et ne l’est plus ensuite ? Comme la peine de mort : certains ont été condamnés à mort quelques mois seulement avant son abolition et cette temporalité est terrible.
Alors je me suis dit que j’allais appliquer la peine de mort à la beauté.
Comment fait-on passer toutes ces problématiques dans un récit ?
Quand un sujet ou un questionnement arrive, je me demande alors quel est le meilleur personnage pour le porter. Dans « Préférence système », je voulais parler des archives. J’allais donc faire intervenir un archiviste. Et quel est le grand lieu de l’archive, aujourd’hui ? C’est le cloud et les disques durs. C’est comme ça que l’idée du robot Mikki, espace de stockage sur pattes, est née.
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La mémoire et la transmission sont omniprésentes dans « Préférence système »…
Oui. Dès le début, le père de mon personnage décède. Et finalement, la mort de quelqu’un, c’est un disque dur qui s’éteint. Tout le récit tourne autour de cette question et j’ai essayé d’y évoquer les différents types d’archives. Par exemple, l’un des personnages représente la mémoire orale, trop négligée selon moi, un autre l’archivage politique. J’ai ensuite tenté de les déployer de façon efficace et narrative.
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Dans le livre, la mission des archivistes est essentiellement tournée autour de la suppression et pas de la conservation. Cela va faire bondir les professionnels !
Je me suis dit que ce qui est juste aujourd’hui, c’est de conserver. Mais qu’il arrive toujours un moment où un système humain vient à se renverser, suite à l’invention d’une technologie ou d’une nouvelle façon de penser. Un peu comme un enfant qui s’enthousiasme facilement pour tout ce qui est nouveau. Les gens raisonnent de façon plutôt responsable quand ils sont pris individuellement, mais souvent comme un grand enfant collectivement.
Selon moi, notre rôle, à nous les humains, en tant que maillon d’une espèce, c’est de transmettre. De transmettre un patrimoine, qu’il soit génétique, culturel, humain, etc. Je sens qu’il y a des failles au niveau des archives et de la mémoire. Et que nous avons un vrai problème si l’on oublie le vivre ensemble, l’histoire et la mémoire collective.
Pourtant, nous créons aujourd’hui énormément de contenus qui ne sont plus là pour fédérer : ils sont là pour agencer à la marge, et peut-être même pour diviser puisque la majorité des produits qu’on nous propose sont des mots d’ordre dissimulés.
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La femme de votre personnage Yves dit d’ailleurs à un moment : « On remplace l’universel par l’anecdote »…
Aujourd’hui, il y a plus de produits culturels que d’humains. La démocratisation des outils de production aurait pu permettre une augmentation du nombre d’œuvres, mais ça a juste augmenté le nombre de produits, qui prennent les atours d’œuvres, mais qui n’en sont pas. Parce qu’ils n’ont pas le temps, au moment de l’écriture, de devenir des œuvres, mais aussi parce même si c’étaient des œuvres, elles n’auraient pas le temps de s’ancrer dans le réel. Et de raisonner.
Alors que selon moi, l’histoire collective se construit sur des terreaux culturels communs.
La femme d’Yves, c’est une 2.0. Elle est déjà passée de l’autre côté, celui de l’ubérisation de la production, du nivellement vers le bas. Moi-même, quand je produis une pub, je me dis parfois : « C’est complètement débile ce qu’on me fait faire ». Mais je le fais car c’est un moyen de gagner ma vie.
Aujourd’hui, la plupart des boulots sont faits de bêtise, et même quand on quitte le travail, on nous incite à nous « vider la tête ». On dit aux gens : « Vous êtes fatigués, prenez un petit divertissement ». Dans divertissement, il y a diversion. Diversion du réel. Si tu ne regardes plus le réel, tu ne seras plus en capacité d’avoir un jugement critique. Et moins tu réfléchis, plus tu perds ta capacité à te positionner dans le monde.
Günther Anders a écrit en 1956 dans « L’obsolescence de l’homme » que chaque homme travaille, dans son temps de divertissement, à la fabrication de lui-même en tant qu’homme de masse. En 1956, il parlait déjà d’Instagram, de Youtube, de la télévision et de tout ce qu’on consomme pour se « vider la tête ».
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Différents événements convergent pour accélérer la réflexion d’Yves sur la place de l’homme, sur sa spécificité, son histoire et ce qui est nécessaire à la survie de son espèce. Comme s’il y avait urgence dans cette prise de conscience. Vous êtes inquiet ?
Yves est un homme qui perd la mémoire : celle de sa famille, de son histoire. Il doit vider la maison de son père, mais ce sont ses souvenirs qu’il vide. Je voulais que tout converge pour que le type sente qu’il se vidait, que sa mémoire se faisait aspirer et qu’il pète les plombs. Oui, je voulais faire sentir cette urgence au lecteur.
Votre album laisse place à l’espoir, avec la relation entre Mikki, le robot, et Isi, la petite fille. Une relation fondée autour de la transmission, justement.
Oui, et cela me semblait intéressant que le robot stocke en lui-même le film « 2001, l’Odyssée de l’espace » (Stanley Kubrick) qu’Yves avait sauvé. Comme s’il conservait son propre avertissement. Et alors qu’il ne comprend pas ce qu’on a mis en lui, il le transmet ensuite. Je voulais que ce soit le robot qui nous redonne un accès à l’humanité.
D’ailleurs, ce serait peut-être la meilleure des pistes possibles : que les robots, en récupérant nos tâches, nous redonnent accès au temps présent, à la nature et à notre propre humanité.
Il est aussi amusant que ce soit un robot qui fasse découvrir la nature à Isi.
Oui, des trucs que nous avons nous-mêmes oubliés ! Là, j’ai joué sur une corde sensible : le fantasme qu’ont beaucoup de gens de tout quitter pour partir vivre à la campagne.
Avec ce livre, je veux aussi défendre l’idée qu’on ne va pas faire la révolution. On ne va pas tous se déconnecter pour s’autosuffire loin de la ville. Très peu en ont les capacités. Mais si on forme bien nos enfants, peut-être qu’eux le pourront. C’est le rêve de tous les parents : donner les clés à leurs enfants pour leur ouvrir le champ des possibles.
Pourquoi avoir appelé votre livre « Préférence système », comme les paramètres d’un ordinateur ?
Parce que tout le monde se plaint sans cesse du « système ». Je me suis dit qu’il était bizarre qu’on se plaigne tout le temps du système économique, qui régit pourtant nos vies depuis la nuit des temps. Comme si l’humanité se plaignait de la gravité ! Pour se mouvoir, l’homme a dû faire des aménagements car c’est une de nos contraintes. L’économie en est une autre.
Et comment faire pour dégager le maximum de liberté et de bonheur dans ce système préexistant ? Au lieu de râler, essayons plutôt de saisir le système dans sa complexité, non pas pour le révolutionner, puisque c’est impossible, mais pour l’aménager à la marge.
Un peu comme dans notre ordinateur : on ne peut pas changer le système sur lequel on travaille, mais on peut grossir la typo, changer notre fond d’écran… Cela ne va pas métamorphoser le système en entier, mais le rendre plus agréable.