Francfort, rendez-vous de l’écosystème du livre

Le moteur d’envie du Livre de Poche ou comment affiner la pertinence des recommandations DR

 

Au-delà de l’aspect historique de place de marché pour la vente de droits, la Foire du Livre de Francfort, avec ses exposants et ses conférences, se montre un excellent panorama de l’ensemble de l’écosystème du livre, notamment du livre numérique. Les grandes tendances y trouvent une caisse de résonance.

1. Foire de Francfort 2012

L’édition de la Foire de Francfort 2012 a rassemblé 281 753 visiteurs et 7 300 exposants de plus de cent pays. Si les allées étaient toujours aussi fréquentées, les habitués de la Foire ont pu observer les effets de la crise sur les pavillons des pays d’Europe du Sud, avec moins d’éditeurs présents et surtout un volume de contrats échangés beaucoup plus faible que les années précédentes.

Alors que depuis quelques années, le numérique se trouvait cantonné dans des halls particuliers (hall 4.2. avec les éditeurs professionnels et scientifiques notamment), il est aujourd’hui présent dans l’ensemble des espaces d’exposition. Un véritable écosystème est en train de se construire, avec des acteurs particulièrement innovants, autour :
- des contenus, avec les auteurs et les éditeurs ;
- du traitement des contenus (services aux éditeurs pour le workflow éditorial) ;
- des terminaux (liseuses, tablettes, mais de plus en plus smartphones) ;
- des applications et des plateformes proposant de multiples services aux lecteurs (cloud computing, localisation, dictionnaires, lecture sociale…).

La Foire de Francfort proposait cette année un panorama illustrant remarquablement le dynamisme de cet écosystème.

2. domination de l’édition professionnelle

Le secteur de l'édition se répartit en en trois branches clairement dissociées : l'édition scientifique et professionnelle, l'édition pédagogique et l'édition généraliste. Ces trois filières se différencient par des logiques d'offre et de demande et des modèles économiques divergents.

Selon le classement 2012 de l’édition mondiale (1), l’édition professionnelle domine très largement par son poids économique le secteur global de l’édition. Le groupe Pearson, qui tire une part essentielle du marché des contenus éducatifs, consolide sa position de numéro un mondial avec 6,470 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2011. Le numéro deux est Reed Elsevier avec un chiffre d’affaires éditorial de 5,226 millions d’euros. Le numéro trois de ce classement, Thomson Reuters affiche 4,180 milliards d’euros dans ses activités d’édition. Enfin, Wolters Kluwer occupe la quatrième place, avec 3,354 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Au-delà du trio de Thomson Reuters, Reed Elsevier et Wolters Kluwer, douze éditeurs B to B sont également présents dans les cinquante premières places de ce classement. Holzbrink est neuvième, Wiley douzième, Springer dix-neuvième, Informa vingt-et-unième, Oxford University Press vingt-troisième et Lefebvre Sarrut trente-cinquième).

réservoir de croissance

Il est à noter que les pays émergents sont devenus le premier réservoir de croissance et favorisent principalement l'activité des éditeurs dans l'éducation (Pearson, Wiley). De nombreux éditeurs professionnels ont créé des filiales ou des partenariats avec des éditeurs locaux.

Le Brésil, qui sera l’invité d’honneur de la Foire en 2013, est déjà très présent dans les conférences de 2012. Le marché brésilien représente pour les acteurs globaux de l’industrie de l’information un important pôle de croissance. L’édition scientifique brésilienne est florissante : le Brésil investit environ 1,5 % d’un PIB de deux trillions de dollars dans la recherche. Le nombre d’articles scientifiques « peer reviewed » produits par des auteurs brésiliens est en croissance de 15 % l’an. On mentionnera la plateforme d’édition coopérative Scielo, créée en 1998, qui vise à mutualiser les efforts des éditeurs scientifiques locaux pour rendre accessibles en ligne leurs contenus et améliorer la visibilité internationale de la production scientifique des pays soutenant Scielo (outre le Brésil et le Portugal, la plupart des éditeurs scientifiques sud-américains se sont ralliés à cette initiative). Scielo donne aujourd’hui accès à 984 revues scientifiques et à 400 000 articles.

3. impact du « facteur Gama » sur le marché de l’ebook

La position dominante acquise par les pure players sur le secteur de l’information numérique dans son ensemble est patente lors de cette édition de la Foire où l’on parle de « facteur Gama » pour désigner les principaux géants, Google, Amazon, Microsoft, Apple, qui bouleversent radicalement le scénario compétitif de l’édition grand public. Ceux-ci ne font pas l’essentiel de leurs chiffres d’affaire dans l’édition, mais, à travers leurs offres de distribution ou d'auto-édition, captent certaines fonctions dont les éditeurs avaient auparavant le monopole. Leur force de frappe industrielle et commerciale les place aujourd’hui en position de détourner le potentiel de marché de l'ebook des éditeurs traditionnels. Or, celui-ci s’impose comme l’un des principaux relais de croissance pour le secteur de l’édition généraliste, dont le chiffre d’affaires global décline depuis vingt ans.

4. transition numérique de l’édition professionnelle

Si les éditeurs professionnels doivent prendre en compte dans leur stratégie des acteurs comme Google ou Amazon, ils ne seront pas aussi exposés que les éditeurs grand public au « facteur Gama ».

D’une part, ce secteur a amorcé sa transition numérique il y a quinze ans. Les éditeurs professionnels réalisent déjà entre 75 % et 90 % de leur chiffre d’affaires dans les contenus numériques. Cette transition fut difficile : de très lourds investissements ont dû être consentis et les mouvements de fusion-acquisition ont abouti à une forte concentration du secteur. Mais, à la différence des éditeurs généralistes, les acteurs de la filière ont pu garder la main sur l’évolution des modèles, des offres et des prix.

D’autre part, les éditeurs spécialisés ont dû s’adapter à la dévaluation du contenu textuel propre au numérique en développant une forte activité de services, dans le domaine de l’accès, du partage ou de l’analyse des contenus. La Foire du Livre de Francfort est maintenant le rendez-vous privilégié pour présenter ces nouveaux services.

mobilité et nuages

Lors de son intervention Expanding research landscapes through mobile platforms, Timothy Babbitt (Proquest) a souligné les enjeux clés dans le développement de l’offre en mobilité pour chercheurs et professionnels. Au-delà des logiques de diffusion multicanal (multi-devices), c’est l’ensemble du workflow du chercheur qui doit être repensé à l’aune de la « recherche dans les nuages ». Etudiants et chercheurs se trouvent de plus en plus confrontés à de multiples applications qui se superposent et ne communiquent pas (silos). Des applications différentes sont proposées pour la recherche, le stockage, la citation, la création de nouveaux documents, le partage des connaissances. Pour casser les silos, éditeurs et agrégateurs ne doivent plus penser plateforme, mais usages, afin de remodeler les services en tenant compte de l’intégralité des flux de tâches. Il convient d’analyser chaque tâche du chercheur et de proposer les meilleurs outils pour renforcer la productivité.

données ouvertes

L’ouverture de nombreux jeux de données par les instituts de recherche est un autre enjeu pour les éditeurs, qui travaillent aux liaisons entre ouvrages, articles de revues et données d’expérimentation.

La question de la « découverte » des jeux de données issues de la recherche est un enjeu décisif pour la productivité de la recherche. Thomson Reuters présente un nouveau service qui devrait être disponible pour les abonnés au service Web of Knowledge en cette fin 2012. Il s’agit du Data Citation Index qui, pour les jeux de données issues de la recherche, documentera et mesurera les citations dans la littérature scientifique. A son prochain lancement, il comptera 2 millions de références et prévoit de publier 500 000 nouvelles entrées par an. La ventilation thématique des références est la suivante : 49% des entrées relèvent des sciences de la vie, 22 % des autres sciences dures, 20 % des sciences sociales, hors art and humanities, 7 % de cette dernière catégorie, enfin 2 % de références multidisciplinaires. Pour être référencés, les jeux de données doivent disposer d’un DOI (digital object identifier), de métadonnées et avoir été cités dans des articles scientifiques.

libre accès, un modèle économique

On notera que peu de conférences étaient consacrées cette année à l’open access. Les seules conférences qui y faisaient référence l’ont intégré comme un modèle économique pour la diffusion des connaissances parmi d’autres. Le Copyright Clearence Center (CCC) a notamment présenté son offre Solutions Open Access à travers sa plateforme Rightslink. Le CCC est la principale agence de perception de droits sur les contenus écrits aux Etats-Unis. Elle propose aux éditeurs et aux ayants droit tout une gamme de solutions pour la gestion des licences et des autorisations couvrant tous les domaines des industries du savoir et des industries culturelles : presse, littérature, éditions spécialisées, émissions TV, produits multimédia.

La plateforme Rightslink propose désormais un pack pour faciliter la gestion des catalogues en libre accès. Open Access Solutions intègre des outils sécurisés pour la mise à jour des licences et la gestion des frais de publication (article processing charges, APC), en fonction de variables telles que l’affiliation de l'auteur, la source de financement et le type de revue ou les droits autorisés par l’éditeur après publication. L’éditeur peut définir des liens entre son site et Rightslink, mais aussi avec des archives telles PubMed Central ou des agrégateurs. Des outils de compliance sont également proposés aux éditeurs pour vérifier la conformité de leur politique éditoriale par rapport aux critères des agences de financement.

5. ebook et big data

Autre point manifeste lors de cette édition : le livre numérique s'inscrit durablement dans l'écosystème du big data. Cette tendance est transversale à tous les secteurs de l’édition, spécialisée, éducative ou généraliste. Google référence aujourd’hui environ 20 millions de titres. Face à la croissance de l'offre et à la granularisation du livre, la question de la « trouvabilité » des contenus devient essentielle. Les deux paradigmes qui structurent la recherche d’information sur le web s’appliquent à l’ebook et à ses parties : retrouver un ouvrage donné dans des millions d’ouvrages numérisés (search) et découvrir de nouveaux ouvrages en naviguant dans les corpus (discovery).

Dans cet écosystème de masse, la question du marketing du livre numérique devient centrale. En premier lieu, cela passe par un renseignement très précis des métadonnées, essentielles pour trouver et vendre un livre. Avec l’explosion des ouvrages numériques, les éditeurs ont besoin de métadonnées précises et granulaires pour rendre le livre « découvrable ». Les métadonnées participent au processus de diffusion et de vente des ouvrages.

nouveau standard mondial pour catégoriser et classifier

A l’occasion de la Foire, des représentants de l’industrie du livre issus de quatorze pays - dont le Syndicat national de l’édition (SNE) pour la France - ont annoncé la constitution d’un nouveau standard mondial pour catégoriser et classifier le contenu des livres par sujet, nommé Thema. Il se présente comme une alternative à Bisac (2) pour tous les acteurs de la chaîne du livre. L’objectif à long terme est que ce nouveau standard soit adopté par l’ensemble des acteurs du marché, ce qui permettra d’éliminer toute confusion tout au long de la chaîne pour les partenaires commerciaux.

Le renseignement des métadonnées est également très lié à l'usage des techniques de référencement sur les moteurs de recherche. Les éditeurs devront également investir les réseaux sociaux pour se rapprocher de la demande et maintenir un lien étroit avec le lectorat en faisant jouer les dynamiques « sociales » propres aux communautés (recommandation, marketing viral).

Il faudra enfin investir dans le marketing de la donnée pour affiner le ciblage client et la personnalisation. Dans cet écosystème de masse, les données de lecture deviennent un enjeu stratégique.

Pour offrir des métadonnées enrichies décrivant les ouvrages en intégrant la dimension émotive, l’association des libraires et éditeurs allemands a présenté le projet Prototype (emotional book search). L’application est une base de connaissances interprofessionnelle à interfacer aux plateformes de distribution d’ebooks pour introduire le facteur émotionnel dans le contexte de la recherche dans des librairies en ligne et intensifier les pratiques d’achat (3). C’est un instrument d’autopromotion pour les auteurs, un outil de réintermédiation pour les libraires - possibilité d’affiner la pertinence des recommandations en cartographiant les envies des clients et les émotions de lecture attachées à un livre, un genre, possibilité d’établir des palmarès type « les 10 livres les plus palpitants » - et un outil de « data marketing » pour les éditeurs, qui peuvent générer des métadonnées enrichies intégrant la dimension affective dans la représentation des contenus (4).

Ruth Martinez
Déléguée Générale GFII - Les acteurs du marché de l'information et de la connaissance

(1) Le classement 2012 de l’édition mondiale est produit par Livres Hebdo (France) et publié en partenariat avec Buchreport (Allemagne), Publishers Weekly (Etats-Unis), The Bookseller (Grande-Bretagne) et PublishNews Brasil (Brésil). Attention, ce classement ne tient compte que des seuls revenus des activités d’édition.
(2) Bisac, Book industry standards and communication : la classification du Book Industry Study Group, utilisée sur les principales plateformes de distribution en ligne (iBookStore, Amazon…) et reflétant une vision anglo-saxonne et généraliste des contenus et des usages.
(3) Voir aussi l’article en allemand Die Herausforderungen für die Verlage : Wertschöpfung heute qui se trouve dans l’ebook New business models: innovative initiations, best practices, innovation drivers and cross-platform business models. Pour télécharger : www.buchmesse.de/en/academy/knowledge/
(4) Voir aussi en France le site Culture Wok : à www.culturewok.com Voir aussi le moteur d’envie du Livre de Poche : à www.livredepoche.com/moteur-d-envies

Les podcasts d'Archimag
Rencontre avec Stéphane Roder, le fondateur du cabinet AI Builders, spécialisé dans le conseil en intelligence artificielle. Également professeur à l’Essec, il est aussi l’auteur de l’ouvrage "Guide pratique de l’intelligence artificielle dans l’entreprise" (Éditions Eyrolles). Pour lui, "l’intelligence artificielle apparaît comme une révolution pour l’industrie au même titre que l’a été l’électricité après la vapeur".