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« 30 ans pour éclairer l’avenir » était le fil conducteur du Forum européen intelligence économique et stratégique des 5 et 6 mai derniers. Il était baptisé IES2020+1. En effet, cette manifestation, qui a lieu tous les deux ans, n’avait pas pu se tenir l’an dernier à cause de la pandémie de Covid-19.
Le comité de programme, dont Archimag fait partie, a décidé de l’ouvrir finalement en format 100 % numérique. Il y a eu certes quelques incidents techniques mineurs, mais la plateforme a permis les interventions prévues tout en ouvrant les échanges avec les participants. En voici quelques aperçus.
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Profil du praticien
Avec Bernard Guillot, l’introduction d’IES 2020+1 est résolument rétrospective. Il se souvient du premier forum IES à Strasbourg en 1990 et de sa prise de fonction, en 1996, lorsqu’il devient président de la commission information pour l'entreprise (CIPE) de l’Association aéronautique et astronautique de France (3AF). Il restera plus de vingt ans président de cette commission organisatrice d’IES.
Il salue le succès des forums successifs, leur gain en professionnalisme, leurs apports concrets. Pour lui, les praticiens, qui travaillent la matière première qu’est l’information, doivent savoir « sortir de leurs bureaux ». « Soyez curieux », conseille-t-il, « doutez ». C’est la condition pour interroger ses sources d’information. De plus, le veilleur ne doit pas se reposer sur ses connaissances générales, mais obtenir un certain niveau d’expertise. Il s’appuie sur ses qualités relationnelles pour développer son réseau interne et externe.
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Transformation des métiers
David Silvestre appartient à l’équipe intelligence économique (IE) de Thales. Comment les métiers de la veille et de l’intelligence économique se transforment-ils, questionne-t-il.
Il rappelle d’abord quelles sont les principales attentes des utilisateurs : obtenir des études de marchés, des analyses d’écosystèmes et de compétiteurs, et disposer d’une information globale, gérée par le veilleur et où ils savent pouvoir trouver telles informations sur tels concurrents, marchés, etc.
Cela suppose que le professionnel soit capable de produire des analyses stratégiques et prospectives, de se projeter à un an, trois ans, voire dix ans, d’apporter un support à la décision tactique, par exemple pour conclure un partenariat, et de gérer la connaissance.
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Un écosystème qui évolue
Mais, depuis une dizaine d’années, ce positionnement est confronté à d’importants changements. C’est d’abord l’écosystème qui évolue. Auparavant, la notion de start-up est marginale, elle n’est pas en mesure de remettre en cause les analyses ou recommandations du veilleur. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il devient primordial d’obtenir des informations sur les start-up, celles-ci étant susceptibles d’être disruptives.
De même, des entreprises comme Amazon (qui au départ n’était qu’une librairie en ligne !), Microsoft, IBM ou Google sont d’abord regardées sans insistance particulière. Elles se sont transformées en acteurs majeurs — « big digital players » — ayant un impact écosystémique et géopolitique…
C’est ensuite le fait que l’information est produite et accumulée de façon démesurée. Cette infobésité pousse à changer les pratiques d’acquisition et de traitement de l’information.
David Silvestre perçoit la transformation de la veille et de l’IE sur trois axes :
- l’apparition de nouveaux utilisateurs : certes, la stratégie et la recherche et développement sont demandeurs, ils sont rejoints par les « digital players », la « digital factory », le marketing qui devient lui-même de plus en plus digital, la relation client ;
- la demande de nouveaux livrables : les présentations sous format Excel ou PowerPoint sont encore à l’ordre du jour, mais de nouveaux supports sont réclamés, construits notamment avec des outils de datavisualisation ; de plus, le veilleurs doit être capable d’apporter une animation physique à ses livrables, sous forme de groupes de travail, de « war gaming »…
- l’accélération du tempo : les business plans stratégiques, les divers réunions régulières n’ont pas disparu, mais l’on constate le besoin croissant d’une information à délivrer immédiatement. Dans sa pratique, le veilleur doit donc anticiper — « on travaille en temps négatif », ce qui suppose pour lui d’avoir une bonne connaissance des métiers lui permettant de préparer l’information, car « il n’est pas acceptable de transmettre une information brute trouvée sur le net ».
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La donnée de compétition
Face à ces nouveaux impératifs, Thales travaille sur un projet basé sur l’enregistrement de la donnée de compétition. Celle-ci est référencée, qualifiée, susceptible de donner lieu à une visualisation selon des focus variables (au niveau d’une business unit, d’un marché, etc.) ou de soutenir des besoins d’analyse, de comparaison, de simulation.
Veiller sur des sources ouvertes
Maxime Esmaeilzadeh, analyste de stratégie chez Airbus, s'intéresse au cas de Starship, bel exemple permettant d'illustrer comment l'open source peut servir l’intelligence économique (OSINT : open source intelligence).
Starship et la fusée créé par SpaceX, société d’Elon Musk. Pour l'industrie aérospatiale, c’est un nouveau paradigme. En effet SpaceX a pour conséquence d'entraîner une baisse du coût d'accès à l'espace avec un volume de plus 1 000 véhicules par an : autrement dit, on passe à une nouvelle dimension de l’industrie spatiale.
Quelles sont les conséquences systémiques pour le spatial ? Maxime Esmaeilzadeh parle de menace pour d'autres segments du spatial. La Nasa utilise SpaceX qui peut devenir la colonne vertébrale potentielle d'une logistique cislunaire. Les États-Unis en obtiennent un avantage stratégique vis-à-vis de la Chine. Il est donc nécessaire de faire de SpaceX un sujet d'analyse.
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24 heures de nouvelles vidéos par jour
Mais alors on se retrouve face à un volume d'information gigantesque ! Un contenu considérable est disponible en sources ouvertes ; Elon Musk lui-même est très actif sur les canaux d'information. Hélas ! La collecte et l'analyse sont très consommatrices de bande passante. En particulier, il faudrait suivre 24 heures de nouvelles vidéos par jour ! Ce à quoi s’ajoutent les réseaux sociaux ou les communautés d'intérêt, notamment Reddit, StackExchange ou Twitter…
Par ailleurs, SpaceX avance tellement vite dans sa production de moteurs et l’assemblage de prototypes qu'il est difficile de rester à jour dans ses livrables. Dernier écueil, de nombreuses sources sont redondantes.
Twitter, une mine d’or
Pour Maxime Esmaeilzadeh, il faut rester agnostique sur les canaux de diffusion, ne pas avoir de préjugés sur tel ou tel type de canal. Car il y a de l'information pertinente sur à peu près tous les canaux officiels ou non.
L'analyste prend le cas de Twitter. C'est une vraie mine d'or, à la fois en matière de statistiques sur le rythme opérationnel des vols et des tests, sur les photos aériennes ou au sol prises 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an, et aussi sur le suivi de la production des moteurs. Pour le quidam, cela n'apparaît pas de façon évidente, mais l'analyste peut s’insérer et parvenir à faire une veille ciblée. Par exemple, il peut récupérer un compte, rebondir sur les recommandations et se constituer ainsi un pool de sources évidemment ajustables.
En complément, il peut par exemple s'appuyer sur Tweetdeck pour suivre différents flux Twitter. Il peut aussi recourir à des API pour requêter des sources Twitter ou sur des fonctions avancées comme celle d’analyse de sentiments.
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Le modèle YouTube
Autre exemple avec YouTube. De nombreux comptes spécialisés sur Starship s'y trouvent. Pour certains youtubeurs, c’est même leur métier, étant financés par YouTube ou éventuellement par le biais de mécénat. Au bout du compte, de nombreux contenus se trouvent mis en ligne, notamment des sources primaires. Le modèle fonctionne de la façon suivante : un public éventuellement averti se montre intéressé. Il s'ensuit une augmentation de la demande d'information et la création de communautés d'intérêt en ligne. Cela favorise l'émergence de créateurs de contenu rémunérés et tant la quantité que la qualité des informations progressent. Ce processus concerne les sources primaires et secondaires.
Maxime Esmaeilzadeh rassure : les nombreuses possibilités de recoupements permettent une vraie vérification et analyse.
In fine, le cas de Starship « révèle le potentiel d'une intelligence collective qui tourne à plein régime ». Et l'on obtient le niveau de contenu souhaitable pour l'exploiter en tant que livrable.
Avenir de l'intelligence économique
Philippe Clerc, conseiller expert études et prospective à CCI France et président de l’Académie de l’intelligence économique, livre ses réflexions sur l'avenir de l'intelligence économique.
Aujourd'hui, la situation est devenue plus inquiétante que jamais, nous plongeant dans un véritable risque de cécité. Déjà, en 1994, Henri Martre écrivait : « On établit la complexité comme dominante essentielle du management, ce qui impose la révision profonde des modes de réflexion, des méthodes d'approche et des comportements » (rapport « Intelligence économique et stratégie des entreprises »). Comment faire face à des ruptures, des bifurcations, des métamorphoses ? L’urgence est là : « J'en appelle à la mise en œuvre d'une prospective de l'intelligence économique », lance Philippe Clerc.
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Innovations foudroyantes
Pour Philippe Clerc, il faut se concentrer sur deux sujets essentiels.
- Le premier sujet est celui de l'anticipation. Il faut réfléchir à une démarche d'anticipation plus prospective. Mais comment inventer un nouveau système d'anticipation face à l'imprévu ? Nos organisations sont confrontées à de nouveaux risques inimaginables dont les déclencheurs ne sont pas dans les radars de nos organisations. Des « innovations foudroyantes », indétectables, sont capables, lorsqu’elles surviennent, d’éjecter du marché telle ou telle entreprise. Elles sont imprévues et non intentionnelles, elles ne suivent pas la voie stratégique conventionnelle. La nouvelle frontière de l'intelligence économique se situe là.
L'anticipation est-elle en passe de devenir une discipline ? C'est une démarche plus globale prenant en compte à la fois le sociétal, l’économique, le technologique et le culturel. Elle comporte une intelligence des risques (nouveaux risques cyber et nouvelles formes de terrorisme), elle vient renforcer la gouvernance des risques et vise à en limiter les effets (résilience).
Pour anticiper, nous avons besoin de visionnaires, des gens de génie en même temps très près du terrain, ayant une grande expertise. Nous avons besoin d'organisations agiles, connectées. Nous devons recourir à de l'analytique. En faisant cependant attention à identifier nos biais cognitifs.
- Le second sujet est celui de l’analytique. Concernant l'analyse, nous devons bénéficier de capacités à travailler sur des données en masse avec l'intelligence artificielle et les algorithmes. Si l'on peut parler d’« intelligence augmentée », l'augmentation est aussi celle des capacités humaines et organisationnelles d’analyse. Par ailleurs, il faut entrer dans la bataille essentielle des souverainetés pour la maîtrise des données personnelles et d'entreprise. « Créer une culture de la fonction d'analyse redevient fondamental », conclut Philippe Clerc
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À noter : le Centre technique des industries mécaniques (Cetim) propose un compte rendu d’IES2020+1 ici.