Jean-Claude Ruano Borbalan est le fondateur de la Cité de la connaissance et professeur associé au Conservatoire des arts et métiers.
Vous avez créé la Cité de la connaissance. Quel est l’objectif de cette structure?
La Cité de la connaissance a pour vocation première de promouvoir l’apprentissage et la connaissance comme un moyen de développement et d’émancipation. À l’ère du numérique, elle cherche à rendre compte et à comprendre en même temps l’impact des nouvelles technologies sur la production et la diffusion de la connaissance. Il s’agit de mesurer cet impact pour le citoyen, pour l’entreprise et pour la vie sociale. Parmi les thématiques suivies, une attention particulière est apportée au web et à ses usages, à la scolarisation et l’académisation du monde et aux processus économiques ou sociaux qui en découlent. Pour dynamiser cette approche, qui passe par une plate-forme éditoriale et des actions de formation ou événements, un festival est organisé à Liège tous les ans. Cet événement est un festival des savoirs, de la connaissance et des formes de création. Il regroupe des spécialistes et des professionnels, des artistes et des citoyens, pour mieux cerner les grands enjeux de l’éducation et de la formation, de l’économie, des médias, de la culture, à l’heure du numérique et des réseaux.
Vous mettez en avant l’impact des technologies. S’agit-il pour vous d’un changement de la nature du savoir?
Oui ! Enfin moins que ne veut le croire une partie du public, notamment les technophiles. Mais, l’usage des nouveaux outils influe à la fois sur la production et sur la consommation des savoirs. Les systèmes médiologiques contemporains – web, écrit, multimédia – sont très complexes. Ils mettent en jeux de nombreux niveaux technologiques : médiatiques, argumentatifs et rhétoriques, affectifs et relationnels. Ils induisent et contraignent de manière forte les contenus et la connaissance. Quel que soit le support, faire varier un paramètre – par exemple la longueur des phrases, la précision d’un sommaire ou la forme graphique de la page, etc. – peut aboutir à un brouillage de communication. Les professionnels de l’édition et de la presse le savent. Ils sont au coeur de ces processus et questionnements. Comme tout le monde, ils pensent que leurs champs d’activité sont spécifiques. Ils estiment souvent que les règles graphiques, de design, de réécriture et d’écriture qu’ils utilisent sont uniques et qu’il faut un discours proche des pratiques pour le penser. Ceci est à la fois vrai et faux. Le rôle de la direction artistique, des formes rhétoriques et argumentatives spécifiques de la presse, qu’elle soit papier ou internet par exemple, est évidemment lié au type d’écrits et de publics des supports, de leur forme, etc. Mais l’écrit, sur n’importe quel support, s’inscrit dans des processus de cognition humaine et des dispositifs sociaux ou techniques tout à fait généraux. Contrairement à une idée largement répandue, par exemple, l’émergence des supports électroniques et audiovisuels n’est pas une révolution radicale et se conçoit comme modalité spécifique du processus général de communication humaine.
Comment se décline cet impact sur la production du savoir?
Le contexte et les outils conceptuels ou technologiques ont une importance cruciale et modifient la communication. L’écriture par exemple, inventée il y a 5 000 ans a permis le développement cumulatif du savoir, la communication à distance, la codification des religions… que la transmission orale permettait moins. Aujourd’hui, la généralisation d’internet alliée aux médias de masse et leurs transformations futures influent sur les modes de communication, de diffusion et de création de la culture et des savoirs. Notamment en raison de leur plasticité – capacité de lier des images, des sons et des textes, mais aussi qui permettent toutes les formes de communication, interindividuelle, de groupe, voire de masse. Il convient, lorsque l’on pense à la production et à la diffusion d’information et de connaissance, de se détacher de l’idée qu’il n’existe qu’une forme. Pour les uns ce sera l’écrit publié sur papier ou au contraire pour d’autres le web et pour d’autres encore l’oral.
Quelles sont les difficultés inhérentes à cette multiplicité de moyens et de médias?
Il est désormais possible de se passer d’intermédiaires pour diffuser le savoir. Mais attention, cette diffusion devient plus complexe. La variété des supports et des technologies permet d’adapter le fractionnement et la mise en média des contenus. Ceci s’effectue dans le cadre d’une interaction entre les impératifs de l’émetteur et les contraintes, biais ou utilisation des récepteurs. Pour qu’un écrit, une communication quelconque d’ailleurs, atteigne son but, il faut notamment que le dispositif technique – la présentation, le design graphique, les formes du support, etc. – soit un élément de facilitationet d’accessibilité. Elles doivent n’être pas trop éloignées de la culture et des références courantes du lecteur cible. Sinon, l’auditeur ou le lecteur décroche. De ce fait, la forme graphique, l’ergonomie pour le web, est un élément crucial de familiarité et d’accessibilité, permettant d’éviter la fatigue et le rejet, dans des environnements saturés d’informations et de messages – plusieurs milliers d’images publicitaires par jour pour un occidental, par exemple.
Quels peuvent être les problèmes?
Tous les modes de diffusion du savoir impliquent apprentissage et encodage de l’information par le cerveau humain. Dans le cas des nouveaux médias, les risques de surcharge et de dissonance cognitives sont importants. La surcharge cognitive est un filtre de l’information. Nous ne sommes capables de retenir à la fois qu’une somme d’informations limitée. Dans une conférence, un cours, il nous arrive souvent de laisser notre esprit vagabonder un moment car il est très difficile de se concentrer longtemps sur un même sujet. En fait, la question de la surcharge est globale et concerne l’ensemble des informations qu’un récepteur acteur traite à un moment donné. Il va arbitrer, consciemment ou inconsciemment, entre des types d’informations, des formes, des sujets, etc. Le récepteur dispose de cadres d’examen de la pertinence des textes et messages, qui lui permettent d’éliminer au fur et à mesure les éléments indésirables. Ces cadres, dans la situation de lecture sont fournis par le support. Ils sont essentiellement fondés sur la maquette, le graphisme, le paratexte, les encadrés et renvois, les systèmes d’index, de sommaire, etc. codifiés en Occident progressivement depuis l’apparition de l’imprimerie. Ainsi, lorsque l’on décide ou non de commencer à lire un texte, on a déjà lu un nombre considérable d’informations déterminées par la forme même qui est proposée : format de la publication, taille des caractères, mise en page, niveau d’écriture et appareillage critique, etc. La dissonance cognitive est une attitude courante qui consiste à éliminer, rejeter ou minimiser les informations qui contredisent trop fortement nos systèmes de croyances habituels. C’est pourquoi il est plus facile de prêcher auprès des convaincus et si difficile de persuader des opposants. Cette question est cruciale pour qui examine les formes de la communication contemporaine.
Vous disiez qu’il était désormais possible de se passer d’intermédiaires pour la diffusion. Dans les faits, quelques sociétés privées captent l’essentiel. Quelques sociétés éditent et commercialisent environ la moitié du savoir universitaire mondial. N’y a-t-il pas un risque? Est-ce lié à un vide légal sur la propriété du savoir sous format numérique?
Effectivement, les acteurs privés ont pris un rôle d’intermédiation important. Ils demeurent défenseurs du cadre juridique inventé au XVIIIe siècle dans une perspective libérale : les droits de reproduction d’oeuvres sont propriété des individus qui peuvent de ce fait les céder en vue de diffusion, moyennant rémunération ou non. Mais les choses changent. D’une part, un nombre grandissant des oeuvres est produit au sein d’une institution et, d’autre part, la notion même d’auteur, dans nombre de secteurs du savoir a de moins en moins de sens. Ce processus doit être considéré dans une perspective historique plus large. Dans vingt ou cinquante ans, la diffusion du savoir ne sera probablement pas ce qu’elle est aujourd’hui. Si l’on reste en perspective historique, les trois acteurs majeurs de la production et de la diffusion du savoir sont l’État, les industries de tri et d’agrégation de contenu et, de plus en plus, les individus eux-mêmes. D’abord l’État : dans les trois derniers siècles, l’État a progressivement monopolisé le savoir légitime, à la mesure du retrait de l’église et des religions. De ce point de vue, les universités sont devenues dans les cinquante dernières années et deviendront de plus en plus les seules sources primaires de l’expertise et du savoir. Ce que l’émergence de Wikipédia n’infirme pas, puisque les communautés d’intelligence collective agissent dans le cadre d’un savoir déjà légitimé. Si problème il y a, il est le produit des contradictions inhérentes à la production académique du savoir et non pas, comme on se plaît souvent à le croire, en raison de la nature vile de l’outil collaboratif, elle-même déterminée par le fait que les contributeurs ne seraient pas universitaires patentés. Ensuite les industries de standardisation et de tri de l’information et de la connaissance. Elles sont l’autre acteur puissant, lui plus récent au plan de la longue durée historique. Pour être caricatural, on peut dire que le contenu n’est pas directement leur problème : c’est, comme l’ont démontré les analystes, notamment Manuel Castels, la captation du flux qui est ici centrale. Enfin les individus et notamment les universitaires ou intellectuels, qui disposent d’un accès direct à la diffusion de leur production, par l’intermédiaire de formes médiatiques dont le coût a chuté de manière vertigineuse. Mais aussi les acteurs individuels, formés, connaisseurs, diplômés, agissant dans ce nouvel espace public et de communication.
Que prévoyez-vous pour les prochaines années?
Je suis historien de formation et me garderai de prévoir quoique ce soit pour l’avenir : le passé et le présent sont déjà suffisants ! Cependant, selon mon modèle, qui examine les forces et les mutations en longue durée et à l’échelle globale, les éditeurs, si puissant puissentils paraître, ne sont pas centraux et dépendent en fait en dernière instance de la délégation que leur fait la source légitime du savoir, les universités. La seule question qui vaille et qui a toujours structuré à long terme l’économie de la connaissance est : qui, c’est-à-dire quelle institution, tient le pouvoir de déterminer ce qui est vrai ? Les formes de la diffusion, pour importantes qu’elles soient – on sait le rôle qu’a pu jouer l’invention de l’imprimerie – sont somme toute moins cruciales et plus versatiles.
bio expresse
1990-2004 Cofondateur de la société d’édition Sciences Humaines Communication.
1997-2000 Maître de conférences à Sciences Po Paris.
Depuis 1999 Chargé de cours à l’université de Paris 5.
Depuis 2004 Chercheur associé au Conservatoire national des arts et métiers, Paris. Professeur associé depuis 2007.
2004-2007 Fondation, développement et direction générale au sein du groupe de formation Demos.
Depuis 2007 Fondation de Kant SPRL et développement de la Cité de la connaissance
à Liège (Belgique)