Raconte-moi tes archives

Les archives orales, vues par notre dessinateur Yves Barros Archimag/Barros

 

Emouvante, acerbe, fade ou truculente… L’archive orale témoigne du vécu et du ressenti des acteurs qui la livrent. Source subjective rarement solitaire, elle contribue à illustrer de ses couleurs l’histoire commune.

« Je me souviens », la devise du Québec, symbolise la mémoire collective de ses habitants. Celle-ci naît de l’association des mémoires individuelles et des réminiscences partagées, c’est pourquoi l’archive orale est une source idéale pour l’alimenter, contribuant à faire muer le « je » personnel en un « je » collectif.

compléter l’archive écrite

Collectée pour les besoins d’une enquête, l’archive orale est au croisement de plusieurs disciplines des sciences humaines telles que l’histoire, la sociologie ou l’ethnologie. Elle illustre l’envers du décor en donnant, pour une fois, la parole aux acteurs de terrain, à ceux « d’en bas ». Ayant parfois subi l’histoire plus qu’ils l’ont décidée, leur voix est souvent absente des documents officiels. La recueillir s’inscrit donc dans une démarche complémentaire des archives traditionnelles.

Florence Descamps, historienne à l’Ecole pratique des hautes études et auteure de L’Historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation (1) explique : « Les archives orales sont dotées de beaucoup de sens. Elles permettent d’interpréter les documents écrits en leur donnant du relief, de la vie ». Un point de vue que partage Marie-Hélène Chevalier, responsable des archives audiovisuelles ainsi que de la collecte et de la préservation des témoignages oraux aux Archives départementales de Maine-et-Loire : « Elles apportent un « supplément d’âme », un vécu, une émotion, une réalité immédiate et une humanité complémentaires aux textes écrits ».

Cette dimension humaine suggère naturellement les limites de ce type d’archive, lequel, selon Florence Descamps, est « individuel, subjectif, et reposant sur le filtre sélectif de la mémoire ». C’est pourquoi la validité des sources dépend de la mise à distance de l’archiviste, de la constitution en corpus de ces documents et de leur croisement.

archiviste de l’humain

La passion pour cette source est souvent à l’origine de la collecte, de la conservation et de la valorisation des témoignages oraux. « La source humaine est vivante. C’est pourquoi aimer le contact avec les témoins et être naturellement empathique dans son écoute est indispensable, explique Florence Descamps. Il faut également tenir compte de la dépendance à la machine et de la fragilité des supports, bien que ce soit moins le cas depuis l’apparition du numérique. Pourtant, ces outils ont leur autonomie, peuvent cesser de fonctionner et tomber en panne. Un archiviste papier, lui, voit rarement la feuille se dissoudre entre ses doigts ! ».

archives privées

La majorité des services d’archives orales mènent leurs propres collectes de sources. Pourtant, certains les délèguent parfois en passant par des marchés publics. D’autres, plus rarement, n’en sont que les conservateurs. La collecte d’archives orales n’est pas inscrite parmi les missions des services publics d’archives, comme c’est le cas des documents papier. Assimilés à des archives privées, les témoignages oraux sont absents de la révision, en 2008 (2), de la loi sur les archives de 1979. C’est pourquoi leur situation reste contrastée et hétérogène, soumise à l’implication personnelle d’un conservateur ou d’un chercheur.

Dans la pratique, ce sont les questions juridiques liées à la communication des documents qui se posent. Lorsqu’ils sont collectés auprès de personnes privées, la procédure dépend du code de la propriété matérielle et intellectuelle et doit préciser qui est le détenteur de leurs droits moraux et patrimoniaux. Leur diffusion est donc soumise à l’accord de l’auteur témoin, lequel doit signer un contrat précisant les conditions de diffusion de son témoignage.

valorisation

Site Internet, sonorisation d’exposition, publication d’extraits… La valorisation de corpus oraux est multiple, mais dépend avant tout du support sur lesquels ils ont été enregistrés puis conservés. « Cela doit s’anticiper dès l’élaboration du projet, car plus la captation est bonne à l’origine, mieux le son se conservera dans le temps. C’est pourquoi le numérique a radicalement transformé le travail des archivistes oraux », explique Marie-Hélène Chevalier. Bien que relevant d’un long et coûteux travail de traitement, de mise en ligne, de documentation et d’autorisation juridique, rendre accessible et exploitable les archives orales est devenu un rêve réalisable depuis la révolution technologique de l’informatique et de la numérisation.

C’est dans cet esprit qu’ont été menés de nombreux projets de création et de diffusion de corpus d’archives orales, tels que Mémoires orales de l’industrie et des réseaux (voir encadré) ou encore celui des archives départementales des Bouches-du-Rhône et de la phonothèque de la MMSH (3) consacré aux descendants d’Arméniens. Lancé en 2006, à l’occasion de l’année de l’Arménie en France, il étudie le développement de la culture arménienne et son héritage sur l'ensemble des Bouches-du-Rhône grâce à 162 heures d’entretiens réalisés auprès de 126 descendants d’immigrés dans cette région depuis les années 1920. Cette multiplication d’entretiens qui se complètent et se répondent donne tout son sens à la collecte de témoignages oraux. Mais l’histoire ne se réduisant pas à la simple juxtaposition de récits de vie, c’est par son travail de mise en valeur et de contextualisation de ces expériences individuelles que l’archiviste oral, plus que la source même, entretient la mémoire collective.

(1) Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001.
(2) Loi relative aux archives du 15 juillet 2008.
(3) MMSH : Maison méditerranéenne des sciences de l’homme phonotheque.mmsh.univ-aix.fr


+ repères
Mémoire-orale.org : provoquer une archive
Fondé en 2005 par trois associations partenaires – l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHICF), l’Institut pour l’histoire de l’aluminium et la Fondation EDF Diversiterre -, Mémoire orale de l’industrie et des réseaux (MOIR) propose, par le biais de son portail internet, l’accès à son catalogue et l’écoute en ligne des enregistrements de témoignages recueillis depuis plus de 20 ans.
« Au départ, nous savions que des fonds sonores existaient au sein des trois organismes, probablement destinés à l’oubli ou à la destruction. Nous les avons mutualisés puis nous nous sommes harmonisés sur le matériel et les techniques d’enregistrement afin d’alimenter un fonds cohérent d’archives "provoquées" », explique Sylvère Aït Amour, responsable du pôle archives orales de l’AHICF et coordinateur de MOIR.
Aujourd’hui, Mémoire-orale.org dispose d’une base de 105 entretiens s’articulant autour de collections telles que les récits de carrières à la SNCF ou encore les origines des grandes vitesses ferroviaires. Un projet d’environ 300 entretiens sur la vie quotidienne des cheminots durant la Seconde guerre mondiale est actuellement en cours. Il donnera lieu à la mise en ligne d’une trentaine d’enregistrements dès janvier 2013.

 

 

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Êtes-vous prêts à renoncer à des services numériques ou à vos appareils électroniques pour le bien commun ? Face à l'urgence climatique, notre rapport au progrès et à la technologie est souvent remis en question. Archimag Podcast a rencontré Alexandre Monnin, philosophe, directeur du master Sciences, Stratégie et Design pour l’Anthropocène à l’ESC Clermont Business School et auteur de l'ouvrage "Politiser le renoncement", aux Éditions Divergences. Il est aussi co-initiateur du courant de la redirection écologique, dont il nous explique le principe.