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Ndlr : cet entretien a été réalisé avant le confinement lié à la pandémie mondiale de coronavirus (Covid-19)
Quels critères avez-vous retenus pour sélectionner la quarantaine de bibliothèques qui figurent dans l’ouvrage que vous avez dirigé ?
Nous avions la volonté de proposer une juste représentation géographique afin d’éviter une surreprésentation trop marquée des bibliothèques du nord en général, européennes en particulier. Malgré tout, l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique sont moins présentes, en raison parfois d’un vivier plus limité de bibliothèques de grande envergure (Afrique) parfois d’un réseau de relations moins proche (Amérique latine et Asie).
Deuxième critère, nous avons souhaité présenter les bibliothèques dans toute leur diversité : nationales, universitaires, privées, de lecture publique…
Nous avons enfin voulu montrer des établissements différents, en termes de collections, de budget, de taille d’équipe ou encore de rayonnement. Mais nous avons cherché à suivre un fil rouge : présenter des bibliothèques qui font communauté. Je pense en particulier à la bibliothèque de Vennesla en Norvège, équipement modeste, mais qui est au cœur de la vie publique de cette petite ville.
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Vous accordez une grande importance à la qualité de l’architecture des bibliothèques. Pour quelles raisons ?
Aujourd’hui plus qu’hier, les bâtiments de bibliothèque constituent d’évidents signes urbains. Nombre de décideurs souhaitent (re) donner à ces équipements un caractère emblématique, construisant ou reconstruisant des bibliothèques qui s’intègrent dans une architecture remarquable. Une bibliothèque est assurément une incarnation forte de la puissance et, partant, de l’action publique dans et au service d’une communauté.
À l’ère d’internet, il y a de prime abord un paradoxe derrière cette recrudescence de constructions de bibliothèques. En vérité, il s’agit d’un paradoxe apparent car l’avènement du numérique et de la dématérialisation s’accompagne en fait d’une demande accrue de la part du citoyen de disposer de lieux dans lesquels il pourra s’inscrire dans une communauté et bénéficier de services répondant à ses besoins.
La relation à l’autre et la médiation humaine sont des dimensions fondamentales dans les bibliothèques d’aujourd’hui.
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Vous constatez que les bibliothèques bénéficient d’un fort capital de sympathie, y compris de la part de ceux qui ne les fréquentent pas ! Comment expliquer ce paradoxe ?
C’est en effet un constat connu depuis longtemps. Les bibliothèques font partie de l’imaginaire collectif. Les usagers qui, à un moment de leur vie, les ont fréquentées — enfance, études, famille… — projettent toute leur vie une bienveillante sympathie sur les bibliothèques et les missions nobles que celles-ci remplissent : des services gratuits ou quasi gratuits, un rôle de promotion et de diffusion des savoirs, une culture du service personnalisé à l’usager, la préservation du patrimoine culturel et intellectuel de l’Humanité…
Pas plus que pour un hôpital, on ne peut pas être « contre » une bibliothèque. Dans la société contemporaine, cela n’est pas courant ! Les bibliothèques sont aux antipodes d’un monde mercantile où les services se paient et se paient cher, directement (économie traditionnelle) ou indirectement (économie de l’internet).
Elles constituent une réification pertinente de l’idée du service public tel que nombre de citoyens l’imaginent.
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Constatez-vous une baisse des usagers en France et dans le monde ?
Intuitivement, on peut penser que l’avènement de l’internet a conduit à une désaffection des bibliothèques. Or, aujourd’hui, ce que l’on constate dans les bibliothèques que nous avons étudiées est différent : là où les modèles de services traditionnels ont été repensés, souvent à la faveur d’un projet architectural accompagnant un projet de service, la fréquentation et les usages n’ont pas baissé, bien au contraire.
Il y a une leçon derrière tout cela : les décideurs, instruits par des bibliothécaires critiques quant à leurs propres pratiques et certitudes, doivent réinterroger de manière régulière la nature de l’équipement et des services offerts à la collectivité. À défaut, les usage(r)s partiront ailleurs.
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Les bibliothèques doivent-elles accroître le nombre d’événements tels que les conférences, les expositions ou les ateliers pour conquérir de nouveaux publics ?
Oui, les bibliothèques doivent plus fortement se placer sur le terrain de l’événementiel. La question est de savoir où mettre le curseur, nous ne sommes pas des musées, même si certaines bibliothèques ont une activité événementielle impressionnante !
La bibliothèque Vasconcelos de Mexico, par exemple, organise environ 2 000 événements par an. Mais il faut mettre ce chiffre en miroir avec l’ensemble de son offre de service. Aujourd’hui, c’est parce que le budget est très aléatoire que les équipes de la Vasconcelos se réorientent massivement vers une activité d’événementiel à destination du public.
Aux Pays-Bas, des bibliothèques de lecture publique se sont engagées fortement dans cette voie il y a une vingtaine d’années. Elles en sont revenues.
Il faut trouver un équilibre sensé entre événementiel, collections et services.
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Comment les bibliothèques doivent-elles s’emparer de la révolution numérique ?
Les bibliothèques se sont mises très tôt au numérique, au tout début de l’internet grand public. Elles furent souvent le premier lieu à offrir un accès libre et gratuit pour le grand public avant le développement d’internet à domicile. Et les bibliothèques, notamment universitaires, ont proposé dès les années 2000 un accès à une documentation dématérialisée.
Elles ont donc été dès l’origine un acteur du monde numérique parce qu’elles ont très rapidement perçu le potentiel plutôt que la menace de ce nouveau média.
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Vous dirigez les bibliothèques et learning center de l’université de Lille, parmi lesquels figure Lilliad Learning Center Innovation. Quelles leçons tirez-vous de ce nouveau type d’équipement ?
L’ouverture de Lilliad s’inscrit dans une stratégie générale de l’université de Lille qui a souhaité rénover ses équipements et ses services (ouverture de la nouvelle BU santé en septembre 2016, rénovation à venir de la BU sciences humaines et sociales à horizon 2024).
Lilliad, c’est la rénovation d’un bâtiment architecturalement remarquable, auquel nous avons adjoint une extension qui accueille des fonctions complémentaires, résolument nouvelles au sein d’une « bibliothèque ».
Nous avons en effet intégré au nouveau bâtiment un espace baptisé Xperium, dans lequel on montre la recherche en train de se faire dans les laboratoires de l’université, et un complexe événementiel, dédié à la vie institutionnelle, scientifique et partenariale de l’université, avec un accent particulier mis, dans la programmation, sur la question de l’innovation.
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Le reste du bâtiment constitue un tiers lieu, cœur de vie sur le campus, intégrant bien évidemment des collections, des espaces de travail de nature différenciée (espaces ouverts, salles de travail en groupe, carrels individuels), des espaces de sociabilité et de détente, et un café convivial.
Tiers lieu, espace de valorisation de la recherche partenariale et complexe événementiel participent d’une cohérence d’ensemble, s’agissant d’offrir dans ce lieu d’un type nouveau trois facettes d’une même ambition, la diffusion du savoir, dans un continuum harmonieux : le savoir quand il s’élabore dans les laboratoires universitaires avec Xperium, le savoir quand il se confronte entre pairs avec l’espace événementiel et, enfin, le savoir quand il se diffuse avec une fonction documentaire rénovée et repensée. Et au regard de l’usage du bâtiment et de ses services dans chacune de ces trois dimensions, c’est une réussite !