L'acquisition en bibliothèque : un acte libre... très encadré

L'acquisition en bibliothèque vue par le dessinateur Barros Barros / Archimag

 

La politique documentaire des bibliothèques obéit à une déontologie. Elle est aussi confrontée à une offre de 600 000 nouveaux titres chaque année. Mais au-delà de ces choix, elle dépend de relations avec les fournisseurs. Enquête sur les politiques d'achat de livres.

C'est dans les années 1980, suite aux démarches intrusives de certains élus de communes conquises par le Front National sur les collections de bibliothèques, qu'une prise de conscience sur le manque de formalisation des procédures d'acquisition s'est opérée. Dominique Lahary, directeur-adjoint de la bibliothèque départementale du Val-d'Oise, président de l'Interassociation archives bibliothèques documentation et vice-président de l'Association des bibliothécaires de France, se souvient : "Une grande réflexion collective appelée politique documentaire a été alors réalisée, laquelle recense aujourd’hui l'ensemble des critères à prendre en compte pour déterminer des choix d'acquisition, d'élimination, de mise en valeur et de classement".

déontologie

Encadrée par les champs théorique et déontologique du Manifeste de l'Unesco et de la charte du Conseil supérieur des bibliothèques, la politique d'acquisition d'une bibliothèque se doit, comme pour tout service public, de respecter le pluralisme des opinions et des idées. Loin d'être un acte isolé, une politique d'acquisition est généralement le fruit d'une collaboration poussée entre les différents secteurs documentaires de l'établissement ou au sein d'un réseau de plusieurs bibliothèques, ainsi que du recueil des suggestions du public qui la fréquente. 
Ces précautions, destinées à dégager un consensus sur la politique d'acquisition d'une bibliothèque, que ce soit en matière de choix, de priorités, mais aussi de refus ou de "désherbage", permettent à l'équipe de fournir des explications claires et transparentes sur les choix réalisés, que ce soit au public ou devant l'autorité de tutelle. 

prix du livre

La recommandation en vigueur concernant les crédits d'acquisition de collections imprimées sont, en France, de deux euros par habitant. Les relations entre les libraires fournisseurs et les bibliothèques sont régies par le code des marchés publics d'août 2006, obligeant l'appel à concurrence pour toute dépense annuelle de plus de 206 000 euros pour les collectivités - si le besoin est inférieur à 20  000 euros, la collectivité n'est contrainte à aucune procédure. 
De plus, il faut compter avec la loi Lang sur le prix unique du livre de 1981, ainsi qu'avec celle de juin 2003 réglementant les questions du droit de prêt et des remises accordées aux collectivités. "Autrefois, les collectivités pouvaient obtenir jusqu'à 33 % de rabais sur le prix d'un livre ; mais les librairies indépendantes se sont plaintes, arguant avec raison qu'elles ne pouvaient s'aligner sur de telles remises et que cela favorisait les grossistes à leur détriment", explique Dominique Lahary.
Depuis juin 2003, le plafond des remises pouvant être accordées aux bibliothèques est fixé à 9 %, le libraire devant parallèlement reverser 6 % du prix public hors taxes à la Sofia au titre du droit de prêt. "Ce système est très mal balisé, car s'il n'y a plus de concurrence sur les prix, elle se manifeste aujourd'hui sur les services associés : des ''extras'', comme payer le train à un bibliothécaire pour qu'il vienne faire son choix sur place ou offrir des conférences gratuites, violant indirectement le plafond des remises et non comptabilisés dans les prix, mais qui peuvent faire la différence"
Un libraire fournisseur est choisi pour une durée de marché public ou pour un lot (segment spécialisé de l'édition). Plusieurs options s'offrent ensuite au bibliothécaire :
- envoyer au libraire la liste des livres souhaités
- se rendre dans la librairie pour faire son choix sur place
- recevoir tous les mois une liste établie par le libraire et y faire son choix, déléguant ainsi au libraire la première partie de la sélection. 

travail commun

Les bibliothèques sont pour les libraires indépendants des acteurs importants, voire même stratégiques de leur équilibre économique. Un équilibre assez fragile, car soumis à l'obtention ou à la perte d'un marché auquel il est parfois difficile de répondre dans sa globalité s'il provient d'une grosse collectivité. "Certaines librairies ont réussi à contourner intelligemment cette difficulté en se regroupant afin de répondre ensemble aux appels d'offres", observe Dominique Lahary. 
Si les bibliothèques se considèrent comme totalement impliquées dans la politique publique en faveur du développement du livre et de la lecture, laquelle passe notamment par la valorisation des librairies indépendantes, elles se sentent malgré tout impuissantes  : "Nous trouverions tout à fait justifié, par exemple, de pouvoir nous adresser en priorité à des librairies locales, mais la réglementation sur les marchés interdit la préférence géographique", déplore Dominique Lahary. Le système de lot, axé sur un domaine précis de l'édition, permet en revanche de privilégier les petites librairies spécialisées.
D'une façon générale, les relations entre bibliothèques et librairies sont donc régies par des règles si normalisées qu'elles laissent peu de place à l'initiative personnelle. Pourtant, en pratique, il est malgré tout souhaitable que le bibliothécaire cultive les échanges informels avec les libraires, de façon à comprendre les nombreuses contraintes qu'il supporte. Partageant la même passion pour le livre et sa transmission, leur bonne entente dépend d'un travail commun, fruit d'échange et de complémentarité. 

+ repères
questions sur l’achat d’ebooks
Le livre numérique complexifie la question des acquisitions par les bibliothèques. De nombreux groupes de travail réfléchissent actuellement à la fixation d'un modèle stable et pérenne, lequel viendrait résoudre les freins au prêt numérique que sont :
- l'émergence de nouveaux acteurs. En effet, les librairies classiques ne vendent pas encore massivement de livres numériques, un marché encore réservé à des fournisseurs spécialisés (Numilog, Cyberlibris...). De plus, la loi sur le prix du livre numérique institue la fixation du prix par l'éditeur, alors que les bibliothèques ne sont pas habituées à traiter directement avec lui
- la variété des modèles économiques possibles - paiement titre par titre, au bouquet ou au forfait - ne sont pas stabilisés et aboutissent souvent à des tarifications surdimensionnées par rapport à la réalité des usages
- l'application du système de prêt au numérique est perturbant pour les usagers car il va à l'encontre de la logique même du numérique. Là aussi, les applications peuvent varier  : fichier chronodégradable, lecture en streaming, etc.

Les podcasts d'Archimag
Êtes-vous prêts à renoncer à des services numériques ou à vos appareils électroniques pour le bien commun ? Face à l'urgence climatique, notre rapport au progrès et à la technologie est souvent remis en question. Archimag Podcast a rencontré Alexandre Monnin, philosophe, directeur du master Sciences, Stratégie et Design pour l’Anthropocène à l’ESC Clermont Business School et auteur de l'ouvrage "Politiser le renoncement", aux Éditions Divergences. Il est aussi co-initiateur du courant de la redirection écologique, dont il nous explique le principe.